Actes Introduction - CHU

Le cinquième livre du Nouveau Testament continue le troisième évangile et il est dû à la plume du même auteur, Loucas (Luc). L’attestation, faite par la plus ancienne tradition chrétienne, est confirmée par la lecture critique des deux ouvrages, tous deux dédiés à une seule personne, Theophilos, dont nous ne savons rien d’autre que ce qu’en dit la dédicace. Le style, le vocabulaire, la pensée sous-jacente à l’exposé des faits confirment l’homogénéité de ces deux œuvres, écrites par un Syrien hébraïsé qui exerçait probablement la profession de médecin.

Le titre grec Praxeis Apostolôn est rendu ici par Gestes d’envoyés, de préférence à l’habituel Actes des Apôtres. Praxeis est communément employé en grec pour désigner la geste ou les gestes des grands hommes ou, dans un sens moins favorable, ceux qui permettent aux prestidigitateurs de réaliser leurs tours. Le mot « apôtre », usé par un trop long emploi, est remplacé par envoyé. Le grec apostolos traduit en effet l’hébreu shelihîm et désigne les envoyés des différentes communautés religieuses ou des partis qu’Israël déléguait constamment, de Terre sainte vers la diaspora, pour entretenir le zèle des communautés hébraïques et recueillir leurs offrandes.

Le livre, écrit après l’évangile de Marc et à la suite de celui de Luc, n’a pas dû bénéficier de la connaissance des Lettres de Paul. La recherche biblique s’est efforcée de déterminer la date de sa rédaction qu’elle fixe, selon les écoles et les auteurs, entre 60 et 80. La même imprécision règne en ce qui concerne le lieu où cette œuvre aurait été écrite ; on a suggéré Rome avant la comparution de Paul devant le tribunal de César, pour servir à sa défense.

Le but de l’auteur est de rapporter les événements de la passion de Iéshoua‘ à la naissance de la communauté chrétienne. L’ouvrage commence par une dédicace, puis l’auteur reprend la finale du troisième évangile (Lc 24,13-53) assurant ainsi la liaison entre ses deux livres (1,1-11). Suit une mosaïque d’épisodes qui jalonnent la naissance de l’Église à Jérusalem (1,12-7,60) et dans les régions voisines (8,1-12,25). Le récit du premier grand voyage missionnaire de Paul précède le rapport sur le concile de Jérusalem (13,1-15,35). La quatrième partie des Gestes est entièrement consacrée au récit des missions de Paul (15,36-21,16). Emprisonné à Jérusalem puis à Césarée, Paul est enfin transféré à Rome où il attend de passer en jugement (21,17-28,31).

Davantage qu’un livre d’histoire dans le sens moderne du terme, Gestes d’envoyés forme la chronique édifiante de la vie de la nouvelle communauté chrétienne. Il s’agit d’une « défense et illustration » de la foi en Iéshoua‘, messie d’Israël et sauveur de l’humanité. Vous serez mes témoins à Ieroushalaîm, dans tout Iehouda, à Shomrôn et jusqu’à l’extrémité de la terre, avait dit Iéshoua‘ à ses adeptes (Ac 1,8). L'œuvre nous rapporte l’histoire de cet essor, de Jérusalem à Rome.

Ce serait une erreur de penser que seule la communauté chrétienne de Jérusalem envoyait des shelihîm, des « apôtres » vers la diaspora. L’usage d’agents de liaison entre les communautés de l’exil et la mère patrie était constant en Israël à l’époque du Deuxième Temple. Le shaliah représentait toujours une secte ou un parti : il était un envoyé des sadducéens, des zélotes, des esséniens ou, plus généralement, des pharisiens, qui considéraient la diaspora comme leur chasse gardée. Les missionnaires hébreux étaient des scribes, des prêtres, de savants docteurs de la tora ou même des artisans ou des marchands lettrés qui doublaient leurs activités commerciales par un effort de propagande religieuse ou nationale.

La foi d’Israël, dans toutes ses nuances, née de la Bible et exacerbée par les tragédies de l’histoire, tranchait universellement sur le relâchement des mœurs, qu’encourageaient les mythes et les mystères du paganisme décadent. Dans toute l’étendue de l’empire, le prosélytisme hébraïque répand une littérature abondante, véhicule efficace du monothéisme éthique.

Gestes d’envoyés forme un nouveau témoignage du dynamisme spirituel et du zèle incomparable que les Hébreux déploient au sein du monde païen pour répandre leur foi en IHVH-Adonaï Elohîms, qui compte au sein de l’empire plus de deux millions d’adeptes à l’heure où Pierre et Paul entreprennent leur activité missionnaire. Celle-ci survient en un temps où ce qui rapproche les Hébreux (de quelque tendance qu’ils soient) et les chrétiens est infiniment plus important que ce qui les sépare. Ils adorent le même Dieu ; IHVH-Adonaï Elohîms, s’inspirent des mêmes Écritures, sont fidèles au même sanctuaire et vivent d’une même tradition.

En fait, les chrétiens se distinguaient des autres adorateurs de l’Elohîms d’Israël sur deux plans : ils voyaient en Iéshoua‘ le messie, le fils de Dieu et le sauveur du monde. Une fois exclus de la Synagogue par les pharisiens après que ceux-ci, à la suite du génocide romain, eurent réussi à prendre la direction exclusive des survivants de la nation, les apôtres de la foi nouvelle s’adressèrent, sans doute faute de choix, au monde païen plutôt qu’aux communautés juives jalousement gardées par les rabbis. Mais aux yeux des Romains et des autres païens, tout le débat judéo-chrétien n’était fait que d’incompréhensibles argaties, l’essentiel étant à leurs yeux que tous les Hébreux et les païens « judaïsés » rejetaient « fanatiquement » les dieux de Rome et avec eux les idoles de toutes les nations. Par ce rejet, ils tombaient ensemble sous le coup des lois de l’Empire qui les condamnaient indistinctement pour crime d’athéisme. La confrontation entre Rome et Jérusalem avait un caractère d’autant plus fatal qu’en contestant les idoles, juifs et chrétiens ébranlaient en ses assises le pouvoir politique qui en émanait et qui puisait en elles sa propre légitimité.

Il est classique de reconnaître trois étapes dans l’essor du christianisme : dans un premier temps, l’Église primitive, entièrement hébraïque dans ses racines, vit de la foi purement eschatologique en Iéshoua‘, le messie rédempteur et sauveur ; par la suite, le christianisme s’éloigne davantage du judaïsme pharisien, et se développe sur l’impulsion des Hébreux hellénisés et du plus éminent d’entre eux, Paul. La troisième période commence, après la destruction du Temple de Jérusalem et les massacres ou les déportations qui suivirent cet événement, avec la fondation de la première Église catholique, apostolique dans son esprit et romaine dans sa direction, sous le contrôle de païens convertis au christianisme ; elle aboutira à la conversion de l’empereur Constantin et à la proclamation du christianisme en tant qu’unique religion officielle de l’empire.

Interpréter les Évangiles, les Actes ou les Lettres, qui appartiennent à la première ou, tout au plus, à la deuxième période de l’Église primitive, dans le sens où ces textes ont été lus pendant la troisième période où triomphe l’Église catholique, apostolique et romaine, contribue à rendre plus inextricable l’affrontement judéo-chrétien. Celui-ci s’est manifesté par le rejet par les Juifs de tout ce qui pouvait, de près ou de loin, leur rappeler la religion de la Croix, devenue crucifiante pour eux ; et, pour les chrétiens, par un éloignement grandissant de leurs sources hébraïques.

Pendant les deux premières périodes que nous venons de définir, le conflit le plus profond n’est certainement pas celui qui oppose la Synagogue à l’Église, mais l’opposition de l’une et l’autre à l’Empire. Il est capital de le souligner : la contradiction fondamentale entre l’Église et la Synagogue n’est pas d’ordre théologique mais téléologique, la première ayant choisi pour fin la conversion des païens et le royaume de Dieu ; l’autre ayant été contrainte de se replier sur elle-même, de renoncer à tout prosélytisme, pour, sur les ruines de son Temple, de sa terre et de son peuple, resserrer les rangs des survivants et les organiser de telle manière qu’ils puissent sauver, avec la Bible hébraïque, les sources de leur langue, de leur culture et de leur religion, en attendant l’heure promise de leur retour et de leur résurrection. Le choix de l’Église l’éloignait de ses sources hébraïques et semblait constituer une trahison au regard de la Synagogue. L’option de la Synagogue paraissait être une folie ou une perfidie aux yeux de la chrétienté.

L’une et l’autre étaient cependant confrontées à des missions apparemment impossibles, l’Église à celle de convertir l’humanité entière à la foi au Christ-Roi ; la Synagogue vouée, sans aucun support temporel, à sauver une nation, une foi, une culture, une langue assassinées.

Tel est le drame qui s’ouvre après la crucifixion de Iéshoua‘ et dont les « gestes » des envoyés, et leurs lettres, dessinent bien les lignes de force. En face de César, et de la mort qu’il répand dans les pays qui résistent à son règne, s’élève une double espérance : celle de l’Église, qui s’attend au retour et au triomphe du Christ-Roi, et celle de la Synagogue, condamnée à répéter chaque jour, pendant deux millénaires : « L’an prochain à Jérusalem. »

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