Devant le Nouveau Testament, l’interprète se trouve en face d’une musique dont la partition originale aurait été perdue. Oubliée, c’est elle, aujourd’hui, qu’il convient de retrouver. Jésus il s’appelait en fait Iéshoua‘ , comme ses compagnons, vivait, pensait, parlait en hébreu et en araméen. Les évangélistes, les apôtres, même lorsqu’ils écrivaient directement en grec, pensaient tous en Sémites. Pour les retrouver eux et non l’idée que l’Occident s’en est faite parfois il faut prendre assez de hauteur au regard du texte grec le seul, cependant, à faire foi pour en retrouver, scellées dans ses profondeurs, les significations réelles.
Retrouver, sous le mot grec, l’hébreu, ou l’araméen, et l’exacte pensée qu’il exprimait, restituer l’idée ainsi dégagée dans son contexte sémantique, le fait décrit dans des réalités historiques trop souvent oubliées, telle est notre méthode de lecture et donc de traduction du Nouveau Testament. Elle permet un décapage du texte qui se présente alors à nos esprits, dans sa rigueur originelle, comme un pacte encore neuf.
Rares, sans doute, sont les lecteurs du Nouveau Testament avertis qu’à la naissance de Iéshoua‘ bèn Iosseph Jésus vers 6 avant l’ère chrétienne, le seul vrai maître de la Judée est l’empereur Auguste. Tibère, son successeur, le deviendra davantage encore après la mort du roi Hérode et la déposition de son fils Archélaüs en l’an 6 de notre ère. La Judée sera alors administrée par des procurateurs romains, dont Ponce-Pilate est le plus connu; la Galilée, elle, restait sous l’autorité d’un autre fils d’Hérode, Hérode Antipas, gratifié du titre d’ethnarque.
L’Empire se proclamait volontiers libéral vis-à-vis des peuples soumis à sa loi, mais sa domination se faisait néanmoins durement sentir, et le poids écrasant des impôts, des taxes et des corvées achevait d’acculer au désespoir un peuple qui risquait d’être détruit. Les mouvements d’essence messianique se multiplièrent. Ils étaient animés par une folle espérance, mais toutes les tentatives furent écrasées dans le sang. Au temps de Iéshoua‘, la révolte couve parmi les zélotes, qui ont des adhérents jusque dans le groupe des disciples les plus proches du maître.
Il a une voix qui lui est propre, unique, inoubliable pour tous ceux qui en entendent les âpres accents. Les Évangiles nous décrivent ses enfances dans deux récits parallèles, mais pas forcément concordants, ceux de Luc et de Matthieu. Suivent les récits de l’immersion de Iéshoua‘ par Jean-Baptiste, de ses tentations, des débuts de sa mission prophétique, devenant l’annonciateur du royaume d’Elohîms à un peuple écrasé depuis des siècles par les empires de ce monde. Il annonce avec génie, en d’inoubliables paraboles, le royaume qui vient, la parousie et le jugement dernier qui, dans un monde proche de sa fin, rétablira le règne lumineux de son créateur, IHVH-Adonaï Elohîms. Iéshoua‘ n’est pas un rabbi comme il en est tant, il n’est pas non plus un prophète ordinaire: il émane de lui une puissance qui ébranle les masses auxquelles il s’adresse de préférence, le ‘am ha-harés, le « peuple de la terre », les humbles, les déshérités méprisés par les sadducéens, par les scribes et même par les pharisiens. Porteur d’une annonce rédemptrice, il aspire à accomplir la Tora, non à la supprimer: la vraie piété exige une absolue sincérité, un amour infini de IHVH-Adonaï et du prochain. La prière qu’il enseigne à ses disciples, le Notre père (Mt 6, 9-13) marie deux textes que les Hébreux récitent quotidiennement dans les liturgies, le Qadish et les Shemonei ’Esrei ou dix-huit Bénédictions.
Il inquiète les sadducéens, les scribes, les pharisiens par l’indépendance de sa pensée et par ses critiques souvent acerbes. Il déçoit sans doute les zélotes par son refus de s’engager ouvertement dans le combat armé contre l’occupant romain. Il attire cependant les masses par la puissance de sa prédication autant que par ses guérisons miraculeuses les quatre Évangiles y insistent , et par ses exorcismes. Davantage encore, il ouvre à tous les portes de l’espérance: lorsque le règne de IHVH-Adonaï sera rétabli sur terre, les épreuves de ce peuple malheureux seront terminées, dans une gloire à jamais retrouvée. N’est-il pas le Messie, le roi-sauveur attendu par tout Israël, ce Iéshoua‘ qui soulève les foules, et qui, entrant à Jérusalem, y est accueilli comme un roi ?
Iéshoua‘ lui-même ne prétend publiquement à aucun titre, à aucune mission, sauf d’accomplir la volonté de son père céleste. Mais depuis le voyage à Césarée de Philippe, les apôtres pressent le maître de sortir du secret messianique et de s’affirmer publiquement en tant que fils d’Elohîms, de prétendant légitime au trône de David, de restaurateur du royaume souverain de IHVH-Adonaï. Que pense Iéshoua‘ de ces utopiques espérances, trop terrestres, trop matérielles, trop folles pour être réalisables ? Qu’entend-il exactement par le royaume d’Elohîms qu’il annonce ?
Quelle que soit la réponse à ces questions, il est certain que ses auditeurs amis, et davantage encore ses ennemis, voient en lui un prétendant à la couronne, à une royauté très terrestre, un chef suffisamment puissant pour libérer la nation du joug romain, pour la délivrer de ses ennemis, pour restaurer sa souveraineté dans ses anciennes et larges frontières et régner à jamais sur le trône de David à la tête d’un peuple heureux. D’enthousiasme, les foules l’accueillent en tant que tel, même si lui se tait, évite de parler de lui-même, préférant être reconnu en tant que Messie sauveur par ses oeuvres davantage que par ses mots.
À mesure que son audience croît parmi le peuple, l’opposition à sa personne et à son action grandit parmi les milieux dirigeants, chez les Hébreux puis chez les Romains. En entamant une action publique d’envergure dans l’explosif milieu de la Galilée et de la Judée, Iéshoua‘ est conscient des dangers qu’il court. Ses premiers discours font de lui une cible désignée contre laquelle ses ennemis ne manqueront pas de s’acharner. En pénétrant dans l’arène où Rome faisait la loi, il savait qu’il marchait vers la croix, il le proclamait même ouvertement. Les forces qu’il coalise contre lui sont toutes-puissantes. Les scribes sont jaloux de l’influence grandissante qu’il exerce sur le peuple; ils s’opposent à sa libre interprétation des Écritures, qui contredit souvent leurs enseignements. Les pharisiens, intrigués par ce rabbi dont l’originalité les dépasse, sont mortifiés de ses critiques de leurs faiblesses et de leurs échecs. Les sadducéens ont des raisons plus précises de lui en vouloir, lui qui s’est conduit en maître d’un sanctuaire dont ils ont le contrôle, lui qui tourne en dérision leur refus de toute foi en la résurrection des morts. Hérode-Antipas et derrière lui les Romains suspectent Iéshoua‘, dont les liens avec Iohanân l’Immergeur sont connus, d’être secrètement lié avec le mouvement révolutionnaire des zélotes. Tous craignent pour la paix du pays et pour leur propre sécurité.
L’entrée triomphale à Jérusalem, le scandale que Iéshoua‘ provoque dans le Temple en chassant les marchands, cristallisent les oppositions et lèvent les hésitations: puisque rien ni personne ne peut arrêter le nouveau prophète en qui ses adeptes reconnaissent le messie, il ne pourra échapper à la mort que Rome réserve à quiconque viole sa loi et menace la pax romana. Désabusé, Caïphe le proclame: « Qu’un seul homme meure [...] plutôt que toute la nation » (Jn 11,50), pensant aux conséquences fatales du mouvement messianique dont Iéshoua‘ a pris la tête.
À partir de ce moment, tandis que le déroulement des faits s’accélère, l’historien perd pied dans l’océan de problèmes que soulèvent les quatre récits que font les évangélistes des derniers jours de la vie de Iéshoua‘, de sa dernière célébration de la fête pascale, de son procès, de sa crucifixion, de sa mort et de sa résurrection.
Le dernier repas de Iéshoua‘ parmi ses disciples, puis son arrestation, sont suivis par la concertation d’adversaires ayant chacun des motivations personnelles: mais tous sont d’accord sur un point, celui de se débarrasser du problème posé par ce messie en le livrant au plus vite aux Romains. Ces derniers ne voient et ne peuvent voir en Iéshoua‘ qu’un agitateur. Qu’il prétende être le « roi des Iehoudîm » est d’autant plus redoutable à leurs yeux que la foule de ses partisans grandit sans cesse. Le seul roi de Judée, en droit et en fait, c’est Tibère. Quiconque prétend à la royauté n’est qu’un usurpateur coupable de blasphème, de sacrilège, et passible de la peine de mort, en vertu de la Lex Julia Laesae Majestatis. Pilate, comme Caïphe, n’a besoin que de savoir si Iéshoua‘ prétend ou non à la rovauté d’Israël. Dans l’affirmative, il n’a pas d’autre choix que de le livrer aux bourreaux qui le crucifieront.
La croix est surmontée de l’écriteau qui notifie à tous le crime pour lequel Iéshoua‘ est crucifié, celui de s’être proclamé roi: Iéshoua‘ de Nazareth, roi des Iehoudîm. Il meurt de la plus horrible des morts, d’un supplice qui provoquait habituellement une agonie de plusieurs jours. Il meurt, encadré par deux insurgés, des « bandits », des « terroristes » dirait-on aujourd’hui. Mais Iéshoua‘, nous disent les évangélistes, ne meurt que pour ressusciter trois jours après et se manifester vivant aux yeux de ses disciples. Ceux-ci y voient la victoire du messie sur la mort, un miracle qui confirme la messianité de leur maître. Les adversaires, eux, y dénoncent un subterfuge: le corps a été subtilisé pour faire croire à sa résurrection; ou un fait naturel: le charpentier robuste et encore jeune qu’était Iéshoua‘ aurait survécu au coma consécutif à sa crucifixion. Entre ces positions extrêmes, de multiples théories ont été avancées pour expliquer le mystère de la résurrection du Christ ou, pour employer le langage des Hébreux, son réveil, son relèvement d’entre les morts.
Mais le caractère en vérité exceptionnel, unique, de la vie et de la mort de Iéshoua‘ se trouve aussi dans les fécondités de sa brève existence. L’esprit se trouve confronté là à des réalités si puissantes et si contradictoires qu’il hésite à leur donner une explication de type naturaliste sans avoir à recourir au traditionnel appel au surnaturel. Une musique retrouvée, ai-je écrit en parlant de ce livre où l’un des pionniers de la renaissance d’Israël, Iossèph Haîm Brenner, reconnaissait « l’os de nos os, la chair de notre chair ». C’est son chant qu’il est urgent de retrouver, son chant annonciateur d’espérance, d’amour, de vie. Au lieu d’en alimenter ces lamentables polémiques, ces guerres, ces schismes, ces controverses qui ont fait le déshonneur de l’humanité, sachons découvrir en cette Annonce un lieu privilégié de rencontre, d’inspiration, de paix et de salut.
Et puisque je suis, semble-t-il, le premier en Israël à avoir traduit et commenté l’ensemble des livres du Nouveau Testament, ce texte toujours neuf après les vingt siècles dont il a si largement inspiré l’histoire, qu’il me soit permis de le dire avec un autre fils d’Israël, Émil Ludwig, l’auteur d’une biographie de Jésus: Le Fils de l’homme: « Il n’entre pas dans le caractère de cet ouvrage de troubler la foi en la divinité de Jésus-Christ chez ceux qui vivent de cette foi, mais au contraire de prouver la réalité de l’humanité de Iéshoua‘ à tous ceux qui la tiennent pour une invention. »
De son humanité, et aussi de son génie, à une heure où les perspectives promises à l’univers par l’Apocalypse ne sont plus des visions imaginaires. S’il est un recours contre l’universelle horreur des massacres qui se commettent ou qui se préparent, il ne se trouve que dans la toute-puissance de l’amour. Cette oeuvre l’affirme à nouveau: il ne sera de salut qu’à partir de notre renoncentent à tout meurtre, à toute guerre, dans l’universelle réconciliation de l’homme avec l’homme, son frère. Il dépend de nous, de notre réveil et de notre relèvement, qu’au bout de la nuit s’incarne enfin l’utopie prophétique, avec la naissance d’un homme nouveau. Une terre nouvelle l’attend déjà.
Hommes, mes frères, il est temps de répondre à l’appel de l’amour !