L’identification de l’auteur du quatrième évangile fait problème. La plus ancienne tradition chrétienne l’attribuait à Iohanân bèn Zabdi, devenu en français Jean, fils de Zébédée, qui l’aurait écrit dans sa vieillesse à Éphèse. Mais à partir du XIXe siècle, même dans l’Église, des exégètes élèvent des doutes : le véritable auteur serait un certain Jean le Presbytre ou, pour d’autres, tout simplement un inconnu. Mais ces thèses ne sont pas sans se heurter à de graves objections. D’éminents critiques affirment l’existence d’une « école johannique » qui aurait recueilli les traditions de Iohanân et leur aurait donné la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Cette opinion tient compte des méthodes, courantes à l’époque, de transmission des textes ; elle a l’avantage de sauver, pour l’essentiel, l’origine johannique de l’ouvrage, tout en expliquant certaines des difficultés que la critique biblique croit y déceler.
Le lieu où Jean aurait rédigé son œuvre serait, selon d’anciennes traditions transmises par le prologue antimarcionite, Jérôme et Épiphane, l’Asie Mineure ; Irénée précise même : la ville d’Éphèse. Éphrem, lui, opte pour Antioche. Des exégètes concilient ces deux opinions en avançant que la rédaction se serait étendue sur une longue période, au cours de laquelle l’auteur aurait séjourné dans ces deux villes. Cet évangile est cité dès la première moitié du IIe siècle ; les auteurs, selon leurs tendances, situent sa rédaction entre les années 60 et 100.
Les exégètes s’évertuent à trouver la clé selon laquelle Jean organise la mise en œuvre de sa documentation : les uns découvrent dans les douze premiers chapitres de Jean 7 sections de 7 périodes divisées à leur tour en 7 ou 14 parties ; d’autres répartissent le texte autour des six fêtes liturgiques dont il est fait mention (2,13 ; 3,1 ; 6,4 ; 7,2 ; 10,22 ; 11,55).
Quelques thèmes fondamentaux caractérisent l’évangile de Jean et se retrouvent tout au long de son œuvre :
Iéshoua’ le messie est le logos, le mot grec traduisant l’hébreu dabar ou parole de IHVH-Adonaï.
Le messie est source de lumière. Jean revient sur le thème initial des premières lignes de la Genèse où la lumière, première des créatures d’Elohîms, est citée cinq fois. Source de lumière, Iéshoua’ la rend à un aveugle (ch. 9).
Iéshoua’ est le témoin et la route qui mènent à la parfaite adhérence à IHVH-Adonaï et à sa Tora. Ce thème est l’un des plus constants de l’annonce.
Iéshoua’ est la source de la vérité.
Plutôt qu’une composition en parties nettement distinctes, Jean semble avoir adopté une composition « symphonique », comparable à celle du Cantique des Cantiques. Déconcertés par ce type de composition pourtant bien conforme au génie oriental, des exégètes s’efforcent de recomposer l’évangile de Jean en le pliant aux exigences d’une logique occidentale et moderne. Là où ces exégètes voient une « dislocation » du texte, due à l’intervention de sources distinctes, ne vaut-il pas mieux déceler le talent d’un auteur dont la composition demeure aujourd’hui aussi neuve qu’elle l’était voilà vingt siècles ?
Le génie de Jean consiste justement à employer le grec pour exprimer le mystère d’une vision hébraïque. Il y réussit en créant une langue nouvelle, sorte d’hébreu-grec où le ciel hébraïque se reflète dans son miroir hellénique.
C’est l'œuvre d’un fils d’Israël versé dans les lettres hébraïques aussi bien qu’araméennes et qui n’entend rien cacher de ses racines au profit de je ne sais quel conformisme littéraire. Il lui suffit d’être lui-même ; et cela étant, il n’hésite pas devant l’emploi de paratextes, d’inclusions, de chiasmes, de parallélismes, caractéristiques de l’expression hébraïque. Il reproduit dans son texte des mots hébreux ou araméens, accompagnés de leur traduction. Il accumule les sémitismes par le redoublement des verbes. Il donne à certains verbes grecs le sens que leur équivalent a en hébreu ; « voir » veut dire ainsi « éprouver » ou « jouir » ; « répondre » a le sens du verbe ’ana, qui signifie en hébreu « prendre la parole » ; à son entrée et à sa sortie est la forme concrète que l’Hébreu emploie pour signifier le mouvement de l’homme, ses allées et venues. Jean donne au verbe peripateïn le sens de halakh, aller, « marcher », le mot « main » garde pour lui ses significations hébraïques de « puissance » ; jeter au cœur signifie dans son grec particulier « inspirer ».
L’existence d’un original hébreu ou araméen n’est pas démontrée. Ce serait d’ailleurs une erreur d’opposer de manière tranchée l’hébreu et l’araméen parlés par les contemporains de Iéshoua’. Le second est abondamment mêlé d’hébraïsmes que l’on retrouve dans son vocabulaire, sa syntaxe, sa morphologie. En fait les deux langues sont devenues, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, des sœurs jumelles.
Mais même quand ils s’expriment ou écrivent en araméen, les Hébreux pensent dans la langue de la Bible, c’est-à-dire en hébreu. Le substrat linguistique de Jean est essentiellement l’hébreu, qu’il ait existé ou non un document préalablement écrit en cette langue. Cette réflexion est valable, à des degrés variables, pour tous les livres du Nouveau Testament.
Cela nous amène à un deuxième trait, également valable pour l’ensemble des livres de la Bible : il est artificiel de distinguer abruptement entre tradition orale et tradition écrite. Toute œuvre, avant d’être couchée sur le papier, dans telle ou telle langue, est d’abord gravée dans la pensée de l’homme. Un livre de la nature du quatrième évangile, au-delà du grec, de l’araméen ou de l’hébreu, semble émaner des sources du silence, là où le verbe se révèle en tant que logos, parole vivante. Et c’est à partir d’une contemplation silencieuse qu’il faut lire, comprendre, commenter et, éventuellement, traduire l'œuvre de Jean.
L’univers des Hébreux est jalonné de « signes », otot, qui sont autant d’attestations de la volonté de IHVH-Adonaï. Ainsi en est-il de l’évangile de Jean, où Iéshoua’ change l’eau en vin, sauve un enfant de la mort, guérit un homme paralysé depuis trente-huit ans, nourrit cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, guérit un aveugle-né, ressuscite d’entre les morts Èl’azar de Béit-Hananyah. Ces signes majeurs soulignent les axes profonds de la théologie de Jean et annoncent le signe ultime et décisif : la résurrection du crucifié.
La puissance d’expression de Jean se manifeste dans cette marche en avant d’un homme que rien ne peut arrêter, pas même l’horreur de la crucifixion ; en lui, il voit le mashiah bèn Elohîms, le sauveur d’Israël et de l’humanité, le vainqueur du Prince de ce monde, le triomphateur de la mort.
Par rapport aux évangiles synoptiques, Jean remplace le thème fondamental de la prédication de Iéshoua’, l’annonce du Royaume (ce mot n’apparaît chez lui qu’en 3,3 et 5 et 18,36), par celui de la vie éternelle, conçue comme un bien eschatologique, divin, mais qu’il est possible de posséder dès maintenant.
Jean donne des dimensions nouvelles à l’eschatologie. Il n’inclut pas dans son évangile des passages apocalyptiques et ne fait pas mention de la venue du Fils de l’homme sur des nuées, pour son ultime triomphe lors des assises du Jugement dernier. Plus sobre que les synoptiques, il actualise partiellement la gloire de Iéshoua’, son salut, son jugement. Si bien que les passages sur la résurrection corporelle à la fin des temps, que les pharisiens enseignaient, sont considérés par certains auteurs (mais peut-être à tort) comme des additions adventices. Jean croit en fait au progrès de l’histoire qui a trouvé son sens depuis la venue, la mort et la résurrection du messie. Pour lui, l’histoire de Iéshoua’ annonce la fin de l’histoire du monde ; le messie a vaincu le monde et refoulé dans les ténèbres extérieures le prince de ce monde. Sa mission consiste à découvrir aux hommes les trésors ineffables de la vie, de l’amour, de la paix de IHVH-Adonaï Elohîms.
Dans ce sens, Jean souligne, davantage peut-être que ses devanciers, le mystère de la personne de Iéshoua’, de sa transcendance et de sa préexistence. Ainsi comprend-il la passion et le supplice du crucifié comme le début de sa glorification.
Toute lecture de Jean doit donc tenir compte du caractère sacramentaire et, à certains égards, symbolique de son livre. Son symbolisme, inhérent à la pensée hébraïque, s’enracine cependant dans les faits dont il souligne la signification théologique et sotériologique. Davantage que dans le syncrétisme hellénistique ou dans la gnose orientale, Jean puise son inspiration dans le fond traditionnel de la pensée d’Israël, à une heure où l’espérance messianique apparaît comme l’unique recours contre l’abîme de déréliction où Rome plonge Jérusalem. Ainsi le mysticisme johannique a ses racines non seulement dans les Psaumes et les prophètes, mais dans les préoccupations immédiates des Hébreux, à l’heure de leurs plus grandes épreuves.
On peut justement penser que ni dans la Bible ni dans la littérature universelle, il n’existe de livre comparable au quatrième évangile. Il confirme en la complétant l’unité profonde de la Bible et de son ultime partie, le Nouveau Testament, aux jaillissements des feux du génie créateur d’Israël, confronté à l’épreuve de la destruction de sa patrie et à l’heure de son exil. Jean voit dans l’incarnation du messie la réponse donnée par IHVH-Adonaï Elohîms à un monde aux abois pour le sauver du néant, en communiquant aux hommes les mystérieux bienfaits de la vie divine.