Juges Introduction - CHU

De la mort de Iehoshoua‘ (Josué) à l’avènement de Shaoul (Saül) s’étend une période de presque deux siècles (de 1200 à 1025 environ), qu’on appelle généralement l’époque des Juges, parce que les chefs militaires et spirituels d’Israël qui se sont succédés pendant ces générations portaient le titre de « juges »; en hébreu, shophetîm. Le livre biblique qui relate les principaux événements de cette période et en tire la leçon théologique porte le même nom. Nous l’avons traduit par « suffètes », terme hérité du carthaginois.

Après la mort de Iehoshoua‘, le peuple se trouva dépourvu d’organisation politique. En effet, les « anciens », qui s’occupaient des affaires courantes, n’avaient aucune autorité au-delà du cercle des gens qu’ils connaissaient personnellement. Dans ces conditions, Israël pouvait difficilement résister à la pression des Cananéens et des Philistins qui restaient maîtres d’une grande partie du pays. En fait, les Hébreux n’étaient solidement installés que dans les régions montagneuses, alors que les riches vallées et la plaine côtière restaient aux mains d’autres peuples.

D’où venait la force des Cananéens et des Philistins face aux Hébreux? Essentiellement de leur équipement, moderne pour l’époque, en armes de fer et en chars. Les Hébreux étaient incapables de résister à la cavalerie ennemie en rase campagne. Ils ne savaient pas non plus organiser le siège d’une place forte. Mais, pour les Benéi Israël, le plus grand danger ne venait pas de la guerre; il les menaçait en temps de paix.

L’influence des mœurs cananéennes en général et de l’idolâtrie en particulier se révélait fort pernicieuse. C’est un des thèmes permanents de la Bible que de dénoncer la tendance des Hébreux à imiter les mœurs de leurs voisins et à adopter leurs cultes. Mais l’unité du peuple d’Israël fut également mise à rude épreuve à l’époque des Juges. Les conditions géographiques et géopolitiques étaient défavorables à la solidarité entre tribus. Celles de Transjordanie étaient isolées et refusèrent plusieurs fois de porter secours à leurs frères de Cisjordanie, même en des cas d’extrême détresse.

Dans ces conditions, seule la personnalité de quelques chefs improvisés put sauver les Hébreux de l’anéantissement.

Le livre des Juges n’est pas un livre historique au sens où nous entendons aujourd’hui ce mot. Le but premier du ou des rédacteurs n’était pas de raconter les événements du passé afin de les faire connaître à un large public et de leur assurer ainsi une consécration culturelle. L’intention principale, sous-jacente à ces récits, est toujours édifiante. Il s’agit de souligner une dialectique historique qui se répète à plusieurs reprises entre deux temps forts: l’œuvre politique et spirituelle de Iehoshoua‘, d’une part, l’institution de la royauté, d’autre part. La dialectique des récits du livre des Juges est très simple: le peuple d’Israël se détache de plus en plus de l’idéal de la Tora, se voue à l’idolâtrie et fraternise avec les Cananéens; les peuples voisins persécutent les Hébreux, qui finissent par appeler au secours; IHVH-Adonaï lui-même envoie un héros charismatique, qui, après avoir cherché à rassembler quelques tribus, réussit à les galvaniser et conduit le peuple d’Israël à la victoire; viennent quelques dizaines d’années de paix et de prospérité, mais, rapidement, la situation se dégrade et le cycle recommence.

Le livre des Juges baigne dans une ambiance qu’on a souvent qualifiée de « primitive ». On veut dire par là que ces textes nous font assister à l’émergence d’une nation à un moment de son histoire où elle vit par elle-même, dans sa juvénile spontanéité. Les hautes exigences de la morale des patriarches, de la théophanie du Sinaï et de l’organisation imposée par Iehoshoua‘ ne sont pas vraiment oubliées: bien au contraire, on s’y réfère souvent. Néanmoins, le peuple d’Israël, apparemment livré à lui-même, s’essaie à voler de ses propres ailes et fait seul le dur apprentissage de sa maturité et de son indépendance. Confronté à une réalité hostile, il puise en lui-même un dynamisme qui oscille entre le désespoir et l’action héroïque. Les récits du livre des Juges sont extrêmement circonstanciés. Nous y trouvons des paysages, des couleurs et du panache. L’enthousiasme vécu des Benéi Israël à cette époque, et revécu par l’auteur au moment où il en consigne le récit, se traduit par un souffle épique empreint de poésie spontanée.

Le cantique de Debora (Débora) en est l’expression la plus célèbre; mais bien des pages de ce que nous appelons « prose » ne sont pas moins emportées par ce courant si vivace. Formée à l’école de la littérature grecque, notre sensibilité moderne retrouve dans les récits du livre des Juges des tragédies à l’état pur: Iphtah (Jephté) sacrifie sa fille comme le fit Agamemnon; Shimshôn (Samson) met fin à ses jours dans un acte où s’unissent l’héroïsme et le désespoir.

Ce volume ne contient que des récits. On n’y trouve ni lois ni discours. Par contre, le compte rendu des faits est émaillé de touches poétiques ou proverbiales. Le cantique de Debora, l’apologue de Iotâm, les énigmes de Shimshôn, et bien d’autres passages expressifs, lui donnent une coloration littéraire caractéristique. L’ensemble du livre baigne dans une ambiance typique qui lui confère une certaine unité de ton.

L’analyse critique, cependant, nous permet de trouver dans ce livre plusieurs traditions qui ont manifestement été fondues en un seul texte par un rédacteur postérieur. Les deux grands récits de la fin du livre se présentent comme des appendices.