Luc Introduction - CHU

Aucun problème biblique n’est jamais définitivement résolu. Jusqu’aux environs de 1950, un accord quasi unanime ­ contre les opinions outrées de l’école de Tübingen ­ faisait de Loucas (Luc) l’unique auteur du troisième évangile et des Actes des Apôtres. Dans les trois dernières décennies, des voix autorisées se sont élevées pour ­ tout en reconnaissant un auteur unique à ces deux livres ­ en refuser la paternité à Luc et dater ces ouvrages d’une ou de deux générations plus tard.

L’ancienne tradition chrétienne s’appuie sur le témoignage d’Irénée, du prologue antimarcionite et du canon de Muratori (fin du IIe siècle). Luc n’en demeure pas moins pour nous un homme a peu près inconnu. On croit savoir qu’il fut un sémite, probablement d’origine syrienne, étant ainsi le seul auteur du Nouveau Testament à ne pas être un fils d’Israël (Col 4,11-14). Mais il est lui aussi imprégné de culture biblique et chez lui aussi l’influence hébraïque, dans l’expression de la pensée, est patente. Luc aurait exercé la profession de médecin (Col 4,14). On a supposé qu’il aurait composé ses œuvres après la mort de Paul, avec lequel il aurait été particulièrement lié, entre 60 et 84.

Luc, en présentant sa vie de Iéshoua‘, entend non seulement en rapporter la chronique fidèle, mais encore faire œuvre de création littéraire. Il dispose pour cela de sources abondantes, ayant très certainement utilisé Marc et, sinon Matthieu, du moins la source commune dans laquelle Matthieu a puisé, dont le sigle est Q (de l’allemand Quelle). Marc et Q donnent ainsi toute la substance de l’évangile de Luc. Sur les données de ses sources écrites et orales, Luc structure son œuvre en cinq parties :

  1. l’évangile de l’enfance (ch. 1 et 2) ;
  2. la mission en Galilée (3,1 à 9,50) ;
  3. la montée vers Jérusalem (9,51 à 19,27) ;
  4. dernières prédications (19,28 à 21,38) ;
  5. la passion (22,1 à 24,53).

Homme de lettres, Luc a le souci d’insérer les faits qu’il décrit dans le cadre de l’histoire universelle et de l’histoire d’Israël qu’il connaît par ses sources et mieux encore par la Bible, lue et citée le plus souvent d’après la version des LXX.

Luc narre ainsi la vie de Iéshoua‘ comme constituant un document historique central dans l’histoire universelle. Pour lui, Iéshoua‘ et son évangile ouvrent à l’humanité la porte du salut. Le messie est en effet venu, député par son père IHVH-Adonaï Elohîms, pour sauver ceux qui sont perdus, c’est-à-dire tous les hommes. Dans le procès du salut, la croix n’a pas pour Luc l’importance centrale qu’elle prendra dans la tradition chrétienne ultérieure : il ne parle de caractère sacrificiel de la mort de Iéshoua‘ qu’en Lc 22,19 et Ac 20,28. L’essentiel, dans la marche vers le salut, est d’accueillir et d’accomplir les enseignements du messie, dans l’attente de la parousie et de l’instauration du royaume de IHVH-Adonaï, dans la gloire.

On a remarqué que le style de Luc ressemblait à celui de Flavius Josèphe, imprégné comme lui de langage biblique et d’hébraïsmes, ou encore, parmi les Grecs, à celui de l’historien Polybe. S’adressant surtout à des païens convertis, Luc évite d’employer des mots hébreux et il tend, plus que les autres évangélistes, à la pureté de style, n’évitant cependant pas, en vingt-huit occurrences, d’employer des mots qui seront ultérieurement proscrits du « bon usage » de la langue grecque par Phrynicos (IIe siècle de l’ère chrétienne).

Tandis que Marc fait largement usage du présent historique, Luc, plus soucieux de rigueur grammaticale, l’évite à une seule exception près : il entend largement utiliser les riches ressources de la conjugaison grecque pour ménager ses effets littéraires.

Malgré cela, on décèle de nombreux sémitismes dans son style. Dans les discours de Iéshoua‘, notamment, Luc emploie de nombreux hébraïsmes ou aramaïsmes, généralement les mêmes que dans Matthieu et Marc.

Tout au long de son œuvre, Luc a un constant souci de la composition. Précédés par des introductions, ses développements se terminent souvent par des conclusions où il souligne d’un trait personnel l’essentiel de son message. À cet égard la comparaison des passages parallèles de Marc et de Luc est significative. Luc se présente ainsi comme un écrivain nanti d’un vocabulaire dense, qu’il utilise avec art, visant constamment à toucher le cœur de ses lecteurs, à les convaincre de l’authenticité, de la beauté tragique et de l’incomparable grandeur de son récit.

Les chapitres 1 et 2, consacrés à la naissance et à l’enfance de Iohanân (Jean) et de Iéshoua‘ (Jésus), sont caractéristiques de la narration lucanienne. Luc prend soin de préciser le temps et le lieu où se situent les événements qu’il décrit. Il fait vivre ses personnages qui entrent, viennent, montent, sortent ou partent. Les scènes ne sont pas seulement mimées, mais dialoguées et pour ainsi dire chantées en des actions de grâces et des cantiques. L’ensemble surgit de la matrice biblique d’où le récit semble directement émaner.

La deuxième partie de l’évangile de Luc (3,1-9,50) est consacrée à la mission de Iéshoua‘ en Galilée, sous le signe des réalités politiques et religieuses de l’Empire dont la Judée est une colonie.

Biographe appliqué, Luc reprend les récits des deux premiers évangiles. Le secret messianique cher à Marc est éliminé : Iéshoua‘, dès le début de sa vie publique, est salué en tant que messie et fils d’Elohîms. Luc attribue ainsi à la Galilée la primeur des enseignements de Iéshoua‘. Il situe tout au début la visite et la prédication faite à Nazareth.

Iéshoua‘ chemine ensuite dans les villes et les villages, souvent peuplés de réfugiés qui fuyaient les rigueurs ou la répression de l’occupant romain. Il est entouré des Douze et de femmes, Miriâm de Magdala, Iohana, Shoshana, d’autres encore qui l’assistaient de leurs biens. Le vrai mouvement du récit est donné par la prédication du royaume, davantage que par les voyages du maître à travers les chemins, souvent fleuris, de la Galilée.

Les grands thèmes traités par les deux premiers évangélistes sont repris par Luc. Il évoque la triple épreuve de Iéshoua‘ tenté par Satan (4,1-13), en faisant précéder son récit d’une brève introduction qui lui donne un sens plus profond. Suivent cinq confrontations avec les Peroushîm (pharisiens) et les répétiteurs de la tora (5,17-6,11).

L’institution des Douze (6,12-16) et le discours que Luc situe, non plus sur la montagne, comme l’avait fait Matthieu, mais dans une plaine (6,17-49) résument les intentions et le sens des enseignements de Iéshoua‘. L’alternance des bénédictions et des malédictions s’inspire des discours parénétiques de la Tora et d’une tradition constante chez les inspirés et chez les rabbis, tradition que l’on retrouve également dans maints écrits de Qumrân. La foule enthousiaste, à la différence des docteurs inquiets de l’avenir, voit dans Iéshoua‘ un grand prophète, tandis que Iohanân l’Immergeur pose la question : « Es-tu celui qui vient? » (7,20). Luc ménage ses effets et crée ainsi une émotion voulue.

Paraboles et miracles jalonnent la route de Iéshoua‘ en Galilée. Le récit culmine dans l’envoi des Douze en mission (9,1-6), la confession de Pierre (9,18-20) et la transfiguration (9,28-36). D’ultimes instructions aux adeptes (9, 44-50) précèdent la montée de Iéshoua‘ et des Douze vers Jérusalem, où tous l’attendent.

La montée vers Jérusalem (9,51 à 19,28) est un long intermède dans le récit lucanien. L’auteur y introduit tout ce qu’il n’a pu ou ne pourra mettre ailleurs. Chaque verset ajoute à l’extrême richesse de faits ou de pensées de l’ensemble. Celui-ci est dominé par l’importance exceptionnelle des paraboles : nul mieux que Luc ne sait faire usage de ce genre dans lequel Iéshoua‘ excelle.

On sent que l’écrivain jubile en nous transmettant un trésor de mots, d’idées et d’images où l’Église puisera surabondamment pendant vingt siècles sans arriver à en atténuer la richesse. Les paroles de Iéshoua‘ demeurent en cela aussi neuves, aussi vraies, aussi fécondes que lorsqu’elles sortirent pour la première fois de sa bouche.

La dernière partie du troisième évangile (19,28 à 24,53) se situe, comme il se doit, à Jérusalem. Luc répartit sa matière en deux grandes sections : la prédication dans le Temple (19,28 à 21,38) ; la passion et la résurrection (22,1 à 24,53).

La chronologie de Luc est plus imprécise que celle de Marc ou de Matthieu. Nous savons seulement qu’après son entrée triomphale à Jérusalem, Iéshoua‘ enseigne journellement et publiquement dans le sanctuaire. Dans les quatre évangiles, d’ailleurs, un seul fait est certain, c’est que la passion eut lieu un vendredi, la veille d’un shabat.

Le récit lucanien débouche donc ici sur la passion, la mort et la résurrection de Iéshoua‘ (22,1-24,53). Le procès de l’innocent persécuté, du serviteur souffrant démontre, aux yeux de Luc, que derrière la façade politique et humaine des faits, ce sont des forces spirituelles qui s’affrontent : celles de IHVH-Adonaï Elohîms, en quête de son royaume, et celles des idoles, mues par Satan, avides de puissance. Il serait dérisoire de voir là une tragédie en blanc et noir, avec d’un côté les bons ­ les disciples ­ et de l’autre les méchants, tous des juifs. Dominant la tragédie, il y a la fatalité du destin de Iéshoua‘, roi-messie d’un royaume dont le roi, Tibère, se veut aussi d’essence divine. Le vrai conflit est celui qui oppose Elohîms, dont Iéshoua‘ est le fils, aux dieux de Rome dont Tibère est l’implacable émanation.

En face de ce combat gigantesque, que font les pauvres hommes ? Pilate et Caïphe, avec tous les fonctionnaires romains ou hébreux, dépassés par l’ampleur du drame, tremblent pour leur peau ou pour leur situation.

Luc, dans son récit de la passion, néglige des détails rapportés par les autres évangélistes ; en introduisant plus de sobriété dans sa narration, il ne donne que plus de grandeur à la tragédie qui déchire Jérusalem.

Le récit de la résurrection et de l’ascension de Iéshoua‘ introduit les adeptes dans le malkhout IHVH-Adonaï, le règne (ou le royaume) d’Elohîms, que Luc évoque à trente-deux reprises dans son Annonce. Ainsi se parachève en gloire le portrait lucanien de Iéshoua‘ bèn Iosseph, fils de l’homme et fils d’Elohîms, prophète et sauveur.

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