Paul, dans son premier voyage en Europe, passa de Macédoine en Grèce, et vint d’Athènes à Corinthe (Actes 18), grande et florissante ville, célèbre par son commerce, ses richesses, sa culture scientifique, ses arts, et aussi par la vie licencieuse que tous ces avantages réunis entretenaient au sein d’un paganisme raffiné. On ne pouvait, au dire d’un historien du temps, faire un pas dans Corinthe sans rencontrer un philosophe. Mais, d’autre part, la corruption des mœurs était profonde. On avait forgé un verbe corinthiser, vivre à la manière de Corinthe, pour désigner un genre de vie dissolu. Les expressions de banquet corinthien et de buveur corinthien étaient proverbiales. Située sur l’isthme qui joint la presqu’île du Péloponèse (la Morée) au continent grec, ayant deux ports, l’un sur la mer Égée, qui la mettait en rapport avec l’Asie, l’autre à l’ouest, qui recevait les produits de l’Italie, Corinthe était devenue le centre des communications entre ces diverses parties du monde civilisé. Sa population, très mélangée, est évaluée à six ou sept cent mille âmes dont quatre cent mille esclaves. Telle était la ville dans laquelle parut, probablement vers l’automne de l’an 52, l’humble missionnaire qui venait y prêcher avec simplicité, non la sagesse des hommes, mais l’Évangile du Crucifié (1 Corinthiens 2.1-2). Paul était seul, ayant laissé Silas et Timothée en Macédoine. Il arrivait d’Athènes où sa prédication n’avait guère trouvé d’écho. Nous pouvons nous représenter quelles étaient ses inquiétudes en débarquant à Corinthe. J’ai été parmi vous, écrit-il plus tard aux chrétiens de cette ville, dans la faiblesse, dans la crainte et dans un grand tremblement (2.3). Mais son témoignage fut accompagné d’une démonstration d’esprit et de puissance (2.4) ; le Seigneur l’avertit de ne se laisser décourager par aucun obstacle, parce qu’il avait un grand peuple dans cette ville (Actes 18.9-10), et, en effet, il y resta dix-huit mois (entre les années 52 et 54). Il y fit la connaissance d’un ménage juif chassé de Rome, Aquilas et Priscille, qui exerçaient le même métier que lui. Il demeura avec eux, travaillant comme eux à faire des tentes pour n’être à charge à personne (Actes 18.2-3).
Paul vit se former autour de lui une Église nombreuse ), composée en grande partie de païens (1 Corinthiens 12.2), mais qui renfermait aussi des Juifs ; même le président de la synagogue, Crispus, crut au Seigneur avec toute sa maiso). Cependant la plupart des convertis appartenaient aux classes inférieures ou moyennes de la société (1 Corinthiens 1.26).
Tant de bénédictions durent susciter l’opposition ; elle vint, comme toujours, de la part des Juifs, qui traînèrent l’apôtre de Jésus-Christ devant le proconsul Gallion, frère du célèbre philosophe Sénèque, lequel sut apaiser le tumulte par sa sagesse et sa douceur. Paul resta encore assez longtemps à Corinthe. Puis, croyant que le moment était venu de porter ailleurs les travaux de son ministère, il s’embarqua pour la Syrie, et, après un quatrième voyage à Jérusalem, il vint se fixer à Éphèse. Il y fit un long séjour d’environ trois ans, pendant lequel il écrivit notre épître (Actes 18.18 à 19.1 ; comparez Actes 20.31).
Que se passa-t-il dans l’Église de Corinthe pendant l’absence de l’apôtre ? Le principal événement, à nous connu, fut l’activité exercée par Apollos, Juif originaire d’Alexandrie, homme éloquent et versé dans les Écritures, qui fut amené à la foi par Aquilas et Priscille, lors de son passage à Éphèse. Avec la recommandation des frères de cette Église, il se rendit à Corinthe. Son influence s’exerça dans un double sens. Par son habileté à interpréter les Écritures, il attira les Juifs, dont le nombre s’accrut au sein de l’Église. Par son éloquence, il plut aux païens lettrés et plusieurs d’entre eux le placèrent au-dessus de l’apôtre qui leur avait, le premier, apporté l’Évangile (Actes 18.24-28 ; Actes 19.1 ; 1 Corinthiens 3.6). Il est probable qu’il vint aussi à Corinthe des docteurs judaïsants qui, s’appuyant de leurs relations avec Pierre et Jacques, s’appliquèrent à diminuer l’autorité de Paul. De là, dans l’Église, ces partis divers qui se combattaient les uns les autres (1 Corinthiens 1.11-12). L’un se réclamait de Paul, et l’apôtre lui-même lui reproche cet attachement exclusif à sa personne (1 Corinthiens 1.13) ; un autre s’attachait à Apollos, ébloui par son éloquence et son savoir, qu’il mettait au-dessus de la vérité simplement annoncée ; un troisième, en appelant à Céphas ou Pierre, qu’il considérait comme le représentant des apôtres de la Judée et du seul christianisme vrai, attaquait l’autorité de Paul et voulait peut-être imposer aux chrétiens les observances de la loi ; c’était le parti judaïsant. Enfin, il y en avait un quatrième, probablement le moins nombreux, mais le plus dangereux de tous, qui, s’élevant au-dessus de tous les serviteurs de Dieu, affectant de s’en tenir à Christ seul et à ses enseignements, méprisait les doctrines et les préceptes apostoliques comme des notions grossières, invoquant, au nom de la science et de la spiritualité, une liberté sans limite, qui a pour devise : Toutes choses me sont permises (1 Corinthiens 6.12). Voyez sur les caractères souvent controversés de ce parti : 1 Corinthiens 1.12, notes; Olshausen, Introduction aux Épîtres aux Corinthiens ; Meyer, Commentaire, tome VI, page 2 et suivantes ; Néander, Histoire de l’établissement de l’Église chrétienne, traduction par Fontanès, tome I, page 190 et suivantes ; M. Frédéric Godet, Commentaire sur la première épître aux Corinthiens, tome I, page 19 et suivantes. M. Godet donne du parti de Christ une caractéristique différente : il était composé de docteurs judaïsants, qui, a Jérusalem même, étaient opposés aux douze et que Paul désigne comme de faux frères intrus (Galates 2.4 ; Galates 2.6). Ils prétendaient imposer la loi mosaïque aux païens ; ils avaient organisé une contre-mission et marchaient partout sur les traces de l’apôtre. Ils s’appelaient ceux de Christ, parce qu’ils se regardaient comme les dépositaires de la vraie pensée du Maître. En Grèce ils joignaient des spéculations théosophiques à leur zèle pour la loi. Ils étaient les gnostiques avant le gnosticisme. Paul fait allusion a ce parti dans 1 Corinthiens 12.3 ; 1 Corinthiens 16.22 ; 2 Corinthiens 10.5-7 ; 2 Corinthiens 11.3-23. Au milieu de ces luttes des partis, et surtout par l’influence des spirituels, la discipline tomba en décadence, la vie s’affaiblit, diverses erreurs théoriques et pratiques s’introduisirent dans le troupeau : ainsi, les uns niaient la résurrection du corps comme étant un dogme grossier, et n’admettaient qu’une résurrection spirituelle (1 Corinthiens 15.12-45 ; comparez 2 Timothée 2.18) ; pour d’autres, la réaction puissante produite par l’Évangile contre la corruption morale dont Corinthe était le siège, s’affaiblit par degrés (1 Corinthiens 5.9-11 ; 1 Corinthiens 6.13-18) ; d’autres, préoccupés de leurs intérêts mercantiles, n’avaient pas honte d’intenter à leurs frères des procès (6.1) ; les assemblées de l’Église, même la cène du Seigneur, ne furent point à l’abri de ces désordres (11.17 et suivantes) ; les dons spirituels, répandus d’abord en abondance sur cette Église, devinrent l’objet d’abus coupables en même temps qu’un aliment pour l’orgueil (Chapitres 12 et 14).
Paul, pendant ce temps, exerçait son ministère à Éphèse (Actes 19 ; 1 Corinthiens 16.8 ; 1 Corinthiens 16.19). Il eut de fréquentes communications avec l’Église de Corinthe. Nous en trouvons maints indices dans notre épître. Il est possible d’abord qu’il ait fait à Corinthe une rapide visite que les Actes passent sous silence, et dont il évoque le souvenir 1 Corinthiens 16.7. Il écrivit probablement aux Corinthiens une épître qui ne nous est pas parvenue (5.9). Les Corinthiens, de leur côté, écrivirent à l’apôtre plusieurs lettres, une entre autres, à laquelle répond notre épître et dans laquelle ils lui demandaient ses conseils apostoliques sur divers sujets, comme le mariage et le célibat (7.1 et suivants), la participation aux sacrifices païens (8.1 et suivants), les dons spirituels (12.1 et suivants). Jugeant cette correspondance insuffisante, ils avaient député à Paul trois membres de l’Église qui se trouvaient encore à Éphèse au moment où notre épître fut expédiée (16.11, 15-18). Enfin, la situation s’aggravant, Paul fit partir Timothée pour Corinthe (Actes 19.22 ; 1 Corinthiens 4.17 ; 1 Corinthiens 16.10, 11). Pendant que celui-ci s’acheminait à travers la Macédoine, Paul prit la plume et écrivit notre épître qu’il expédia directement par mer, de sorte qu’elle arrivât avant Timothée à Corinthe. Le but de l’apôtre était de préparer les voies à son représentant et de le recommander à l’accueil des Corinthiens (1 Corinthiens 4.17 ; 1 Corinthiens 16.10-11). Peut-être aussi les nouvelles qu’il venait de recevoir, depuis le départ de Timothée, par les gens de Chloé, (1.11)et suivants) lui avaient-elles fait sentir la nécessité d’écrire immédiatement lui-même. Telles furent les circonstances qui donnèrent lieu à la composition de notre épître aux approches de la Pentecôte (16.8) de l’an 57. Monument admirable de fermeté apostolique, de sagesse pastorale, de charité chrétienne, elle est, comme celle aux Romains, tellement entourée et pénétrée des témoignages de son origine, que jamais l’authenticité n’en a été contestée.
Le contenu de cette épître devait être très varié, l’apôtre ayant à porter son attention sur tout ce qu’il avait appris de l’état de l’Église, et à répondre aux nombreuses questions qu’elle lui avait adressées. Après une introduction (1.1-9) qui montre que, malgré tant d’erreurs, l’Église était restée encore sur le fondement de la foi et de la vie chrétienne, Paul condamne avec énergie l’esprit de parti (1.11-17), puis la recherche d’une sagesse charnelle et d’une éloquence mondaine à laquelle il oppose la folie de la croix et l’enseignement de l’Esprit de Dieu (1.18 à 2.16). Il revient ensuite aux divisions dans l’Église, les attribue à l’orgueil, déclare que tous les serviteurs de Dieu ne sont rien, sinon de faibles instruments dans la main du Maître pour planter et arroser, mais qu’ils sont responsables de la manière dont ils édifient sur le bon fondement (Chapitre 3). Paul ne se met point au-dessus d’eux, mais il justifie son ministère, rabaissé par des hommes qui cherchaient leur propre gloire (Chapitre 4). À l’occasion de l’incestueux, qu’il veut voir exclure de la communion de l’Église (chapitre 5), et des injustes qui font des procès contre leurs frères et qu’il censure sévèrement (6.1-9), l’apôtre condamne cette fausse liberté qui ouvre la porte à tous les égarements de la chair, tandis que le chrétien, racheté à grand prix, doit glorifier Dieu dans son corps, temple du Saint-Esprit, non moins que dans son âme (6.10-20). Ces pensées le conduisent tout naturellement à répondre aux questions qu’on lui a adressées par écrit sur le mariage et le célibat (Chapitre 7). Puis, généralisant les principes qui concernent les rapports du chrétien avec le monde, il développe des enseignements de la plus haute portée sur l’usage et les abus de la liberté chrétienne (chapitres 8 à 10), et il les applique enfin à la vie publique des fidèles, en d’autres termes, à leurs assemblées et à la célébration de la cène, où il trouve de coupables abus à réprimer (Chapitre 11). En parlant de ces assemblées, il aborde le sujet difficile des dons miraculeux (charismes) qui s’y exerçaient, et il le traite avec une sagesse dont on est forcé d’admirer les vues lumineuses et profondes (Chapitres 12 à 14). Les spirituels n’avaient pas pu s’approprier la doctrine de la résurrection ; il fallait la leur prouver en la déduisant du fait de la résurrection de Christ, et leur montrer qu’elle est la couronne de la foi et des espérances du chrétien (Chapitre 15). Enfin, l’apôtre entretient ses frères d’une collecte en faveur des chrétiens pauvres de la Judée, et termine par d’affectueuses salutations (Chapitre 16).
Les deux épîtres aux Corinthiens, si différentes de l’épître aux Romains par leur caractère tout pratique, sont à la fois un chef-d’œuvre de sagesse apostolique dans la manière de diriger des troupeaux, et de précieux documents historiques sur l’état des Églises au temps des apôtres. — On se tromperait grandement si l’on croyait pouvoir conclure de ce dernier caractère que ces écrits n’ont qu’une importance historique et renferment peu d’enseignements applicables à nos temps.
Dans ces rapports de l’Église apostolique se reflète, au contraire, la vie de l’Église de toutes les époques, et spécialement de la nôtre. Le danger qui, à Corinthe, menaçait plusieurs membres du troupeau, est précisément la grande tentation de nos jours ; une véritable idolâtrie de la sagesse humaine préférée à la vérité éternelle de Dieu, le relâchement des principes moraux, la sensualité, une fausse spiritualité dans laquelle s’évapore le puissant réalisme de la Bible, la prédominance d’un subjectivisme qui franchit toutes les limites imposées d’en haut à l’intelligence et à la liberté humaines : ne sont-ce pas là les principales maladies de notre temps ? On comprend donc, pour notre époque surtout, la profonde importance de ces épîtres aux Corinthiens, et on la sentira de jour en jour davantage, à mesure que se répand la vivante conviction que, sur tous les sujets, la règle suprême nous est donnée dans l’Écriture.