Le nom de Daniel signifie : « Dieu est mon juge,« ou, selon d’autres : »Dieu jugera ». Nous rencontrons, outre le prophète dont nous parlons, deux hommes de l’Ancien Testament qui portaient ce même nom ; l’un est un fils de David, mentionné 1 Chroniques 3.1 ; l’autre est un lévite de la maison d’Ithamar qui revint avec Esdras de la captivité de Babylone (Néhémie 10.6).
Commençons par exposer ce qui ressort du livre de Daniel touchant sa personne et son histoire.
D’après chapitre 1, verset 3, Daniel paraît avoir été de la race royale et être né à Jérusalem. Dans tous les cas, il descendait d’une famille illustre. Il n’était âgé probablement que de 14 à 16 ans, lorsque, après la première prise de Jérusalem, sous Jéhojakim (an 606 avant J-C), il fut emmené à Babylone avec d’autres jeunes gens également de noble extraction, destinés comme lui à servir un jour le roi. Sa naissance remonte par conséquent aux derniers temps du règne de Josias, alors que ce roi cherchait, de concert avec Jérémie, à ramener le peuple idolâtre au culte du vrai Dieu. La piété et l’attachement scrupuleux aux préceptes de la loi de Moïse qu’il manifesta dès son jeune âge au milieu des séductions d’une cour païenne, peuvent être envisagés comme un fruit de l’éducation qu’il reçut dans cette époque de rénovation religieuse. Il était en quelque sorte un fils spirituel de Jérémie.
Arrivés à la cour de Nébucadnetsar, Daniel et trois autres jeunes gens, Hanania, Misaël, et Azaria, furent instruits dans les lettres et la langue des Chaldéens. Cette préparation dura trois années, après lesquelles ils furent admis au service du roi (chapitre 1). Bientôt, grâce à une révélation divine, Daniel ayant réussi à raconter et expliquer au monarque un songe extraordinaire, il gagna complètement sa faveur et devint gouverneur de la province de Babylone et surintendant de tous les sages de la capitale (chapitre 2). Dès lors et pendant tout le règne de Nébucadnetsar, il vécut à la cour de Babylone, dont il était un des dignitaires les plus élevés. C’est dans cette position qu’il interpréta encore un songe plus menaçant que le précédent qui annonçait au roi l’humiliation profonde que la Providence lui réservait (chapitre 4).
Sous les successeurs de Nébucadnetsar il n’est plus question de Daniel. Il ne reparaît sur la scène que le dernier jour du règne de Belsatsar, pour donner le sens de l’écriture mystérieuse qui prédisait la mort de ce roi et la ruine de son empire (chapitre 5). Il n’était alors revêtu que d’un emploi secondaire (voir à 8.27). On peut supposer qu’après le meurtre d’Evilmérodac (voir plus loin), les Juifs, dont l’influence était mal vue, avaient été éloignés des hautes charges du gouvernement. Le prophète, dans cette nuit terrible, fut proclamé le troisième personnage du royaume. Les honneurs par lesquels Belsatsar le récompensa, lui furent conservés par Darius le Mède. Celui-ci en fit un des trois gouverneurs établis sur les 120 provinces de son empire. Dans les desseins de Dieu, cette nomination devait devenir sans doute un moyen d’amener l’accomplissement de la prophétie de Jérémie concernant la délivrance du peuple juif. Daniel vit ainsi de ses yeux le commencement du retour de son peuple dans la terre promise, mais lui-même demeura à la cour des monarques persans. Son cœur et ses pensées étaient constamment tournés vers la ville de ses pères et il était sans cesse occupé de l’avenir de son peuple ; c’est ce que prouve toute la série des visions prophétiques qui terminent son livre ; elles se rapportent, en effet, à l’histoire future d’Israël jusqu’à l’avènement du royaume du Messie sur les ruines des empires de la terre.
La dernière révélation qui lui soit attribuée est datée de la troisième année de Cyrus ; Daniel devait être alors âgé de près de 90 ans. On montre à Suze un tombeau de Daniel, auprès duquel des gens de toutes nations se réunissent pour prier. Il s’est formé autour de son histoire, telle qu’elle ressort de son livre, une série de légendes dont quelques-unes sont consignées dans les livres apocryphes de l’Ancien Testament (Histoires de Suzanne, de Bel et du Dragon).
Par tous les détails qui précèdent, on voit que Daniel a occupé une position exceptionnelle parmi les prophètes de l’ancienne alliance. Ce que son livre nous raconte de sa piété et de ses dons remarquables, est confirmé par plusieurs passages du prophète Ézéchiel, son contemporain, plus âgé de quelques années. Celui-ci, en effet, le cite à trois reprises comme un modèle de sagesse et de justice, et il le place à côté de Noé et de Job, deux justes des temps primitifs connus par leur esprit de prière (Ézéchiel 14.14, 20 ; 28.3, notes). Ces citations prouvent que quinze ou dix-huit années après son élévation aux honneurs, le nom du prophète était déjà célèbre au milieu de ses concitoyens exilés en Mésopotamie.
Si nous cherchons à caractériser la personnalité de Daniel, nous pouvons dire qu’il fait sur nous l’impression d’un homme accompli. Il se distingue également par sa foi, par son humilité, par son patriotisme et par sa fidélité. Comme on l’a fait remarquer, son histoire rappelle beaucoup celle de Joseph. Placés l’un au commencement, l’autre à la fin de l’histoire d’Israël, ils représentent tous deux à la cour des rois païens le peuple élu fidèle à son Dieu. Tous deux demeurent irréprochables par la pureté de leur conduite ; tous deux enfin sont doués d’une sagesse merveilleuse, possèdent le don d’interpréter les songes et arrivent aux plus grands honneurs. Ils sont des types du vrai Israël destiné à être un jour la lumière des nations (Romains 11.12, 25). Daniel est un des plus grands caractères qui apparaisse dans les derniers siècles de l’ancienne alliance ; c’est un véritable Israélite sans fraude, choisi pour être l’auteur de l’Apocalypse de l’Ancien Testament, comme saint Jean, le disciple que Jésus aimait, fut choisi pour être l’auteur de celle du Nouveau.
Nous venons de retracer la vie et le caractère de Daniel d’après le livre que nous avons la tâche d’expliquer. Mais l’étude approfondie de ce livre exige la connaissance de l’époque où vécut Daniel. Il y a peu d’années encore, nous n’aurions pu tracer ce tableau qu’en traits assez vagues ; grâce à la découverte récente des inscriptions assyriennes et babyloniennes qui a jeté un jour plus complet sur les rapports des écrivains anciens, nous avons à cette heure des données plus certaines sur cette époque importante de l’histoire.
Le règne de Nébucadnetsar (Nabou-koudourri-oussour) fut long (604 à 561) et glorieux. Il prit trois fois Jérusalem1, battit et pilla les Arabes, assiégea Tyr et la soumit, et pénétra deux fois jusqu’en Égypte, qu’il ne conquit pas, mais qu’il abaissa et humilia2. Du reste, Nébucadnetsar ne paraît pas avoir visé à établir sa domination au-delà des contrées possédées par l’ancienne monarchie assyrienne. Il s’appliqua d’autant plus à fortifier son empire en dedans de ses frontières. Il fit exécuter de grands travaux de canalisation pour irriguer et pour protéger la plaine de Babylone. Il fortifia les villes du pays et la capitale et construisit des temples et des palais. Sous son règne de quarante-trois ans, la puissance babylonienne atteignit son apogée, mais aussitôt après lui le déclin commença et marcha avec une rapidité effrayante.
Son fils Evilmérodac (Avil-Mardouk) ne régna que deux ans. Ce fut lui qui tira de sa prison, après trente-six ans de captivité, le roi Jéhojachin (2 Rois 25.27 ; Jérémie 52.31). Il fut assassiné (559) par son propre beau-frère, Nériglissor (Nirgal-sar-oussour), qui mourut au bout de quatre ans de règne en laissant le trône à son jeune fils Laborosoarcod (Bel-labar-iskoun). Après avoir porté neuf mois le titre de roi, celui-ci fut assassiné par les grands de la cour, désireux d’opposer à la puissance grandissante des Mèdes et des Perses un homme capable de leur résister. Ils choisirent pour roi l’un d’entre eux, Naboned (Nabou-nahid), qui continua les travaux de Nébucadnetsar et en particulier munit de murs les deux rives du fleuve à l’intérieur de Babylone, afin de prévenir toute surprise.
Pendant ce temps, la puissance des Mèdes allait croissant. Déjà sous le commandement du roi Cyaxare et de concert avec le vice-roi de Babylone, Nabopolassar, père de Nébucadnetsar, ils avaient conquis Ninive et abattu la puissance assyrienne. Sous le fils de Cyaxare, Astyage (595), roi pacifique et sans ambition, la tribu perse, soumise jusqu’alors aux Mèdes, acquit, après une série de luttes, une prépondérance marquée. Elle avait à sa tête Cyrus (555), fils de Cambyse, vice-roi de Perse, et de la princesse Mandane, fille d’Astyage, qui forma et réalisa le dessein de transférer la suprématie du peuple mède à celui des Perses dont il était issu. À Astyage succéda Cyaxare II, homme encore moins énergique que son père, dont ne parle pas l’historien Hérodote, mais dont l’existence semble néanmoins constatée3. Sous son autorité plus nominale que réelle, Cyrus, après plusieurs guerres heureuses, consomma enfin la ruine de l’empire babylonien. Il réussit à enfermer Naboned dans la forteresse de Borsippa, aux abords de Babylone, et après l’avoir ainsi séparé de sa capitale, il assiégea dans celle-ci Belsatsar (Bel-sar-oussour), fils aîné de Naboned, qui y commandait à la place de son père en qualité de vice-roi. Cyrus détourna l’Euphrate, pénétra par le lit du fleuve jusque dans la ville, tandis que Belsatsar se croyait en pleine sûreté à l’abri de ses murailles, et en une nuit mit fin à la puissance de Babylone (538). En apprenant cette nouvelle, Naboned se rendit à discrétion ; il devint un des satrapes de l’empire médo-perse, et tous ses États, y compris la Palestine, passèrent entre les mains du vainqueur.
Après l’extinction de la dynastie mède en la personne de Cyaxare, Cyrus, qui depuis longtemps était roi de fait, et qui, du reste, était l’héritier de la couronne, puisque, s’il faut en croire Xénophon, il était à la fois le neveu et le gendre de Cyaxare, devint (536) le seul maître de cette immense monarchie comprenant la Perse et la Médie, la Babylonie, la Lydie et la Syrie. Un des premiers usages qu’il fit de sa nouvelle autorité fut d’accorder aux Juifs exilés à Babylone la permission de retourner dans leur patrie. Cyrus mourut en 527.
Quant au livre de Daniel, son ordonnance est très simple. Il se compose de deux parties d’égale longueur, l’une historique, l’autre prophétique, disposées chacune selon l’ordre chronologique.
Première partie : Chapitres 1 à 6.
Elle renferme le récit d’événements remarquables de la vie de Daniel et de celle de ses trois amis.
Le trait commun à ces cinq récits (chapitres 1 à 6) est la glorification du Dieu d’Israël qui, pendant toute la durée de la captivité (606 à 536), arrache ses serviteurs aux plus horribles dangers et obtient les hommages des monarques païens par des preuves merveilleuses de sa toute-puissance.
Deuxième partie : Chapitres 7 à 12, renfermant quatre visions.
Les deux premières sont datées de la première et de la troisième année de Belsatsar, et sont par conséquent antérieures aux faits racontés chapitres 5 et 6 ; la troisième est datée de la première année de Darius (538) ; la quatrième, de la troisième année de Cyrus (534) ; elle est donc postérieure de deux ans au retour de la captivité.
Ce livre ne se donne point comme ayant été composé par le prophète lui-même. Dans toute la partie historique, il est parlé de Daniel à la troisième personne. Dans la notice qui ouvre la série des visions, chapitre 7, versets 1 et 2, le rédacteur se distingue expressément de Daniel, dont le songe est ensuite raconté à la première personne. Voici comment il s’exprime : « La première année de Belsatsar, roi de Babylone, Daniel étant sur sa couche eut un songe et des visions en son esprit. Puis il écrivit le songe en en donnant le sommaire ». Après cela seulement commence le récit de Daniel lui-même : « Daniel prit la parole et dit, etc ». Il en est de même chapitre 10, verset 1. Il peut donc bien y avoir des fragments de Daniel dans le livre qui porte son nom, mais le rédacteur s’exprime de manière à faire voir qu’il n’est pas le prophète lui-même.
Une autre particularité de ce livre, c’est que, tel que nous le possédons, il est écrit en deux langues, d’abord en hébreu, chapitre 1 et chapitre 2, jusqu’au début du verset 4 ; puis, à partir de ce moment, où les mages répondent à Nébucadnetsar, en araméen. Cette dernière langue, au lieu de cesser, comme on pourrait s’y attendre, à la fin de la partie historique (chapitre 6), empiète sur la partie prophétique et continue jusqu’à la fin du chapitre 7, pour faire de nouveau place à l’hébreu. L’explication de cette particularité ne peut être tentée avant l’étude du livre lui-même.
Dans le recueil hébreu des livres bibliques, le livre de Daniel ne figure pas, comme c’est le cas dans les Septante, la Vulgate et dans toutes les Bibles modernes, au nombre des livres prophétiques, mais parmi ceux qui portent le nom d’hagiographes (entre Esther et Esdras). Et en effet, lors même que ce livre est un écrit prophétique dans le sens que l’on donne ordinairement à cette expression (prédisant l’avenir), ce titre, pris dans le sens plus général que lui donne ordinairement l’Ancien Testament, ne lui convient pas exactement. Il ne contient pas, comme les livres prophétiques, des discours destinés à humilier ou relever Israël, à exercer sur lui une action morale directe. Daniel n’a pas été comme un Ésaïe, un Jérémie ou un Ézéchiel, prédicateur de la Parole ; il a été avant tout homme d’État inspiré, comme David et Salomon, dont les ouvrages figurent aussi parmi les hagiographes et non dans la collection des écrits prophétiques.
La physionomie de ce livre diffère sensiblement de celle des écrits dûs à la plume des prophètes proprement dits. En premier lieu, comme le montre l’exposé du plan, l’élément historique y occupe une place considérable. Puis les prophéties qu’il renferme ne ressemblent ni pour le fond, ni pour la forme, aux prophéties que nous avons étudiées jusqu’ici. Pour la forme, ce ne sont pas des discours, mais des visions et des songes. Ce caractère de visions continues ne se rencontre au même degré que dans deux autres livres de la Bible, le prophète Zacharie et l’Apocalypse, qui est comme le tome second des prophéties de Daniel. Pour le fond, ces prophéties ont un horizon plus large, un contenu plus universel. Elles ont surtout pour objet la puissance de ce monde dont elles décrivent les diverses phases. Placé au centre des deux monarchies babylonienne et persane, Daniel contemple le panorama de l’histoire universelle. Son livre présente sous forme de prophétie un tableau abrégé de l’histoire du monde depuis Nébucadnetsar (600 ans avant J-C) jusqu’à l’établissement définitif et encore à venir du royaume messianique. À tous égards, il mérite le nom de « grandiose » que lui a donné le poète Heine.
De graves objections ont été soulevées, non pas proprement contre l’authenticité du livre puisque l’auteur ne se nomme pas et ne se donne point pour le prophète Daniel, mais contre la vérité historique soit des faits racontés dans la première partie, soit des visions attribuées à Daniel dans la seconde. En effet, un grand nombre de savants croient pouvoir conclure du contenu de ces visions qu’elles n’ont été composées, ainsi que le livre tout entier, que trois siècles et plus après l’époque de Daniel, au temps de la grande émancipation juive sous les Maccabées. Nous exposerons avec une pleine franchise, en étudiant le livre, et les difficultés et les solutions proposées, puis nous donnerons notre jugement dans le chapitre de conclusion.