Un intervalle de soixante-dix ans environ a séparé le ministère d’Ésaïe de celui de Jérémie. Le second de ces hommes de Dieu a vécu sous les sept derniers rois de Juda. Il est né et a grandi sous Manassé et Amon, les deux premiers successeurs d’Ézéchias ; il a été appelé au ministère prophétique sous le fils d’Amon, Josias, et il a poursuivi l’accomplissement de sa mission sous les quatre derniers rois : Joachaz, Jéhojakim, Jéhojachin et Sédécias. De ces quatre souverains, le premier et le troisième ont à peine régné, trois mois chacun ; le second et le quatrième ont l’un et l’autre occupé le trône pendant onze années. Cette dernière période de 22 ans et demi ressemble, pour le peuple de Juda, aux heures suprêmes d’un agonisant.
Commençons par jeter un coup d’œil sur l’état du monde oriental à cette époque. Quatre événements décisifs caractérisent ce moment de l’histoire : la chute de l’empire assyrien et l’abaissement de l’Égypte ; puis l’élévation, sur les ruines de ces anciens États, de deux puissances nouvelles : l’empire des Mèdes et celui des Chaldéens (Babylone).
La destruction soudaine de l’armée du roi d’Assyrie, Sanchérib, au temps d’Ézéchias (voir le livre d’Ésaïe et particulièrement le chapitre 37), ne porta pas un coup sensible à la puissance de cet empire ; elle ne fit que procurer une dernière et assez longue période de tranquillité au petit royaume de Juda que l’Éternel venait de prendre, d’une manière si marquée, sous sa protection. L’Assyrie atteignit sous les deux successeurs de Sanchérib, Asarhaddon et Assurbanipal, le plus haut degré d’éclat et de puissance. Ninive était alors la capitale d’un empire qui comprenait, de l’ouest à l’est, toutes les contrées s’étendant de l’Archipel au golfe Persique et, du sud au nord, tout ce qui est situé entre l’Égypte et le Caucase. Mais déjà sous Assurbanipal se manifestèrent des symptômes significatifs de dissolution. Les vice-rois de Médie et de Babylonie levèrent l’étendard de la révolte contre leur suzerain. Cette première tentative échoua, grâce peut-être à l’invasion des hordes scythes qui, de 628 à 606, dévastèrent l’occident de l’Asie. Cet événement força sans doute les deux ennemis de Ninive à rentrer chez eux pour défendre leurs propres foyers. Mais dès que le danger se fut dissipé, une nouvelle révolte des Mèdes et des Chaldéens réunis éclata, et leurs deux rois, Cyaxare et Nabopolassar, prirent Ninive et mirent fin à l’empire assyrien dont ils se partagèrent les dépouilles (entre 609 et 606).
Toute la partie orientale de l’ancienne Assyrie devint la part des Mèdes, qui fondèrent à cet époque un vaste État comprenant, outre la Médie, la Perse, la Bactriane et les Indes ; une flèche bien aiguisée que l’Éternel tint dès ce moment en réserve dans son carquois pour le jour où il en aurait besoin (voir les livres de Daniel et d’Esdras).
La partie occidentale de l’empire d’Assyrie tomba en partage aux Chaldéens. Nabopolassar, leur chef, fit de Babylone le siège de cette nouvelle et immense monarchie. Comme il était sans doute déjà âgé, il associa au gouvernement de l’État son fils Nébucadnetsar, qui allait devenir l’instrument des jugements de Dieu sur l’Égypte d’abord, puis sur Juda.
Pour abaisser l’Égypte, Nébucadnetsar n’eut pas besoin d’aller la chercher sur les bords du Nil ; ce fut elle qui vint s’offrir à ses coups. Le roi Pharaon Néco, encouragé sans doute par le bruit des révolutions qui s’accomplissaient dans les contrées du Tigre et de l’Euphrate, voulut profiter de ce moment où succombait la vieille Ninive et où Babylone ne faisait que poindre, pour porter un coup décisif à l’indépendance de ces pays, d’où étaient sorties tant d’expéditions ruineuses pour l’Égypte. Il s’avança contre eux, vers l’an 606, à l’époque de la chute de Ninive. Nébucadnetsar vint à sa rencontre jusqu’à l’Euphrate. Le choc entre les deux colosses eut lieu à Carkémis. Les Égyptiens furent complètement battus. L’historien Bérose rapporte qu’après cette défaite Nébucadnetsar poursuivit les restes de l’armée ennemie et reconquit toutes les anciennes possessions assyriennes « en Syrie, en Phénicie, et en Palestine ». Il vint donc certainement aussi à Jérusalem ; ce qui s’accorde avec 2 Rois 24.1 : « En ce temps Nébucadnetsar, le roi de Babel, vint, et Jéhojakim lui fut soumis pendant trois ans ». Le même Bérose parle de prisonniers juifs, phéniciens et égyptiens, qu’il fit conduire à Babylone par ses généraux, lui-même y ayant été subitement rappelé par la nouvelle de la mort de son père. Ce récit confirme le fait d’une première déportation de Juifs à cette époque, à laquelle se rapporte Daniel 1.3. Dès ce moment Juda fit partie de l’empire chaldéen. Cet empire dura de 606 à 536, c’est-à-dire soixante et dix ans, ou le temps de deux générations, comme l’avait annoncé Jérémie (25.12 ; 27.7).
Que se passait-il durant ces révolutions dans le petit État de Juda ?
Le règne des deux premiers successeurs d’Ézéchias, Manassé et Amon, jeta sans retour Israël sur la pente qui devait le conduire à sa ruine. Ce peuple, en effet, ne sut point profiter du long répit dont il jouissait depuis la défaite de Sanchérib, pour chercher son Dieu et le servir.
Sous le règne de Manassé qui dura 55 ans, le torrent d’idolâtrie et de corruption, dont Ézéchias s’était efforcé d’arrêter le cours, reprit et accéléra sa marche. Toutes les religions païennes des peuples d’alentour, les idolâtries phénicienne, syrienne, ammonite, moabite, chaldéenne, introduites par le roi lui-même, eurent comme leur rendez-vous dans le temple de Jérusalem. Tous ceux qui essayèrent de résister, prophètes ou simples fidèles, furent mis à mort. « Le sang innocent, dit l’écrivain sacré 2 Rois 21.16, fut versé en abondance jusqu’à en remplir Jérusalem ». Un châtiment terrible frappa le monarque. Il fut emmené en Assyrie avec une troupe de vingt-deux rois captifs dont une inscription assyrienne nous a conservé la liste. Dans ce document nous lisons ces mots : Minasi, roi de Yauda (comparez 2 Chroniques 33.11). La repentance de ce roi et son retour dans son royaume n’amenèrent aucun changement durable dans la marche des choses.
Son fils Amon se hâta de renouer avec les premières et les plus mauvaises traditions de son père. Il fut assassiné après deux ans de règne.
Le règne du fils d’Amon, Josias, fut sans doute un temps d’arrêt sur le chemin de la ruine. Quoique tout jeune encore, Josias chercha avec une grande persévérance à déraciner l’idolâtrie dans ses États. Dès la douzième année de son règne, surtout, il mit courageusement la main à l’œuvre ; dès la dix-huitième, après que l’exemplaire du livre de la loi eut été retrouvé dans le temple (2 Rois 22.8 et suivants), il renouvela, au nom de tout son peuple, l’alliance avec l’Éternel et fit célébrer la Pâque de la manière la plus solennelle. L’avenir se présentait sous les auspices les plus favorables, quand une catastrophe soudaine mit fin à cette tentative de relèvement. C’était le moment où le roi Pharaon Néco s’en allait faire la guerre en Orient. Comme il s’arrogeait le droit de traverser le territoire de la Palestine, Josias crut de son devoir d’essayer de lui fermer le passage. Il paya de sa vie cette entreprise chevaleresque. Josias fut tué dans la bataille de Méguiddo (vers l’an 610), après un règne de 31 ans, qui eût sauvé Juda si Juda eût encore pu être sauvé.
Néco, vainqueur, s’était établi à Ribla, en Coelésyrie, où il avait fixé le siège de sa puissance éphémère ; il destitua Joachaz, fils de Josias, que le peuple de Juda s’était donné pour roi, et l’envoya, après trois mois de règne, en Égypte d’où il ne revint jamais.
À sa place il nomma pour roi son frère Éliakim, dont il changea le nom en celui de Jéhojakim. Celui-ci monta donc sur le trône comme vassal de l’Égypte. Mais cet état de choses ne fut pas de longue durée. Néco reprit sa marche du côté de l’Orient, et nous savons comment elle atteignit promptement son terme à Carkémis. C’était la quatrième année du régne de Jéhojakim. Devenu par sa victoire sur Néco le maître de l’Asie occidentale, Nébucadnetsar ne tarda pas, comme nous l’avons vu, à faire du roi de Juda son tributaire (comparez 2 Rois 24.1 avec Jérémie 35.11). Mais après trois ans de soumission Jéhojakim, roi impie, prodigue, capricieux, violent, cédant aux avis imprudents de ses conseillers, se révolta contre le roi Nébucadnetsar. Il comptait probablement sur le secours de l’Égypte. Ce secours lui manqua comme d’ordinaire. Une armée chaldéenne arriva bien vite devant Jérusalem. Jéhojakim mourut pendant le siège, nous ignorons de quelle manière. Nous savons seulement que Jérémie lui avait prédit qu’il n’aurait d’autre sépulture que celle d’un âne (32.19). Puis le siège se prolongea trois mois encore, au bout desquels Jéhojachin, fils et successeur de Jéhojakim, capitula. Le pauvre jeune roi fut emmené à Babylone avec la meilleure partie des habitants du pays ; et cette seconde déportation fut le sérieux prélude de celle du peuple entier qui eut lieu sous le successeur de Jéhojachin.
Nébucadnetsar établit alors sur Juda le dernier fils de Josias, l’oncle de Jéhojachin, Matthania, auquel il donna le nom de Sédécias. Celui-ci prêta serment de fidélité au monarque chaldéen. Il fit même, la quatrième année de son règne, le voyage de Babylone pour aller rendre hommage à son suzerain ; puis il lui resta soumis pendant les quatre années qui suivirent. Mais dans la neuvième de son règne il se révolta. Les Chaldéens arrivèrent aussitôt et assiégèrent Jérusalem. L’approche d’une armée égyptienne, qui venait au secours de Juda, les força pour un moment à lever le siège. Mais, après avoir repoussé cet impuissant allié dont Juda avait encore une fois vainement attendu sa délivrance, ils recommencèrent le siège et prirent enfin la ville d’assaut. Sédécias chercha son salut dans la fuite avec ses gens de guerre ; mais, atteint par les cavaliers de Nébucadnetsar, il fut amené devant le roi de Babylone à Ribla. Nébucadnetsar fit égorger ses enfants en sa présence ; puis il lui fit crever les yeux et l’envoya chargé de chaînes à Babylone. Cela se passait en 588 (selon d’autres, en 587 ou en 586).
Ainsi finit le royaume de Juda. L’infidélité du faible Sédécias envers l’Éternel et son manque de foi à la parole jurée envers Nébucadnetsar avaient hâté cette catastrophe. Cette fois presque tout le peuple fut transporté en Babylonie. Jérémie, identifiant la durée de ce châtiment avec celle de la puissance babylonienne, fait dater, comme nous l’avons vu, la captivité de vingt ans auparavant, c’est-à-dire de la première arrivée de Nébucadnetsar à Jérusalem et de la première déportation (l’an 606).
Quel fut le rôle de Jérémie dans ces crises dernières qui aboutirent à la ruine de sa patrie ?
Les trois seuls souverains dont le règne compte réellement dans la vie du prophète, sont Josias et ses deux fils, Jéhojakim et Sédécias. C’est là ce qui explique le titre du livre de ses prophéties, 1.1-3, où ces trois règnes sont seuls mentionnés, le premier comme point de départ, le second comme point culminant, le troisième comme terme de son ministère. À ces trois périodes il faut en ajouter une dernière, en quelque sorte complémentaire, celle du ministère de Jérémie au milieu des restes de son peuple réfugiés en Égypte après la ruine de Jérusalem.
Jérémie fut appelé à son ministère la treizième année du règne de Josias (l’an 629), au moment où ce roi venait de déclarer la guerre à l’idolâtrie régnante et de mettre la main au rétablissement du culte de l’Éternel. Il était originaire d’Anathoth (aujourd’hui Anata), village à cinq kilomètres au nord de Jérusalem. Il appartenait à l’ordre des sacrificateurs ; son père se nommait Hilkija, mais ne doit point être confondu avec le souverain sacrificateur de ce nom, qui joua un rôle important sous le règne de Josias. Car si Jérémie eût été son fils, il ne se bornerait pas à dire de lui-même (1.1) : « l’un d’entre les sacrificateurs », d’ailleurs la famille du grand-prêtre était certainement domiciliée dans la capitale. Il n’était encore qu’un enfant, au moment de sa vocation, nous dit-il lui-même 1.7, ce qui signifie certainement un enfant par rapport à la tâche si grave qui lui était confiée, celle d’être l’organe de Dieu auprès de son peuple. Il avait vraisemblablement de 25 à 30 ans. Les circonstances dans lesquelles il commençait sa mission semblaient lui promettre d’heureux résultats. L’Assyrie, cet antique ennemi de Juda, était sur son déclin, et l’un des plus pieux descendants de David occupait le trône. Jérémie, quoique jeune, ne se berça pourtant pas de vaines illusions. Sous les belles apparences de la réforme opérée par Josias, il discernait l’état d’impiété et d’immoralité qui formait le fond de la situation. Et quant à la chute de l’Assyrie, elle ne pouvait le rassurer beaucoup ; car il n’ignorait pas que l’Éternel avait en Orient d’autres verges à son commandement. L’invasion terrible des peuplades scythes qui à ce moment même inondait ces contrées de l’Asie et répandait la terreur jusqu’en Égypte, l’aurait appris à qui aurait pu en douter.
Nous possédons encore quelques discours prononcés par Jérémie sous le règne de Josias ; mais on peut dire que pendant les vingt-deux années qui suivirent sa vocation, son ministère ne fut marqué par aucun événement saillant. On voit bien, en général, qu’il fut en butte à l’inimitié de son peuple et même des gens de son village et des membres de sa famille (11.21 ; 12.6). Il était seul pour supporter ces haines et ces opprobres ; car, pour être plus libre dans le service de Dieu, il avait renoncé à se marier (16.2). Vers l’époque où tomba définitivement Ninive et où la force de l’Égypte fut également brisée (vers 606), Jérémie ressentit avec tout l’Orient le contre-coup de ces catastrophes. À ce moment son regard prophétique s’étendit ; un plus vaste horizon s’ouvrit devant lui, et il sonda plus distinctement l’avenir prochain. Ce fut alors qu’il annonça l’extension immense, irrésistible de la puissance chaldéenne, la durée de sa domination (soixante et dix années), sa chute après cet espace de temps sous les coups d’une nouvelle puissance et, en relation avec cet événement, le rétablissement d’Israël après l’exil auquel il allait être condamné. Ce sont là les perspectives qu’il ouvre au peuple dans le discours du chapitre 25. Ce discours forme comme un nouveau point de départ dans sa carrière prophétique. Il y avait alors quatre années que Jéhojakim était sur le trône. Les remontrances que Jérémie adressait depuis plus de vingt ans au peuple et à ses chefs n’avaient produit aucun changement réel dans ses relations avec l’Éternel. Dieu lui donna en ce moment-là l’ordre de mettre par écrit les discours qu’il avait tenus depuis le jour de sa vocation, et de les faire lire publiquement par Baruc, son secrétaire, au peuple réuni dans le temple en un jour de fête. C’était comme une sommation suprême avant le commencement des derniers châtiments, un coup qui devait retentir profondément dans la conscience du peuple. Mais Jéhojakim, ayant appris ce qui se passait, se fit apporter le rouleau, et, après en avoir lu quelques pages, il le lacéra à coups de canif et le jeta au feu, malgré les représentations de ses courtisans. Jérémie et Baruc n’échappèrent qu’avec peine à la mort que leur destinait le tyran.
Dès ce moment commence l’époque que l’on pourrait appeler le temps de la passion de Jérémie. Pendant la seconde partie de son règne, Jéhojakim ne cesse de méditer la révolte contre le roi de Babylone. Il n’est point guéri de sa folle confiance en l’Égypte ; une foule de faux prophètes, imitant le langage et les actes symboliques des envoyés de l’Éternel et se donnant l’air de zélés patriotes, annoncent au roi les plus brillants succès. Jérémie, qui lit dans le livre des desseins de Dieu, cherche en vain à combattre ces promesses mensongères et à dissiper ces illusions.
Il s’acquitte avec fidélité de la tâche la plus ingrate, celle de prêcher au peuple de Dieu la soumission au pouvoir païen. Selon lui il est inutile de se raidir contre la verge de l’Éternel. N’en a-t-on pas attiré les coups ? Le châtiment dans ces conditions commande la repentance, non la révolte. Secouer le joug de Nébucadnetsar, ce n’est pas, comme on le croit, aimer sa patrie ; c’est se rebeller contre la main de Dieu qui lui soumet le monde. Accepter la domination étrangère est l’unique moyen de conserver ce que Juda possède encore de son indépendance et de sa prospérité nationale. En s’acquittant journellement de ce message profondément, humiliant et douloureux, le prophète jouait en apparence le rôle d’un traître envers sa patrie, d’autant plus qu’il se voyait obligé de le motiver par les reproches les plus sévères. Il attira par là sur lui la haine des chefs du peuple, du roi, des grands, des prêtres et des faux prophètes ; et il fut réduit à subir les mauvais traitements de toutes sortes que tous ces ennemis réunis lui infligèrent. Déjà sous Jéhojakim il est frappé et jeté en prison par le sacrificateur Paschur, commandant du temple (chapitre 20). Puis il est accusé par les prêtres et les faux prophètes qui demandent sa mort (chapitre 26) ; et il n’est sauvé que par l’intervention des notables de Juda, qui rappellent que sous Ézéchias le prophète Michée avait fait entendre des menaces tout aussi sévères que celles que prononçait Jérémie, mais qu’au lieu de le faire mourir on avait fait pénitence, ce qui avait été le salut du peuple.
Cette lutte et ces angoisses journalières allèrent croissant sous Sédécias, à mesure que s’approchait le fatal dénouement. Quatre fois il fut jeté en prison pendant que l’armée des Chaldéens assiégeait Jérusalem, la quatrième fois (chapitre 37), après avoir cherché à sortir de la ville durant le répit procuré aux assiégés par l’approche de l’armée égyptienne. Saisi et ramené, Jérémie fut jeté dans un puits fangeux, d’où il ne fut retiré que par l’intervention d’un étranger, l’éthiopien Ebed-Mélec ; il demeura néanmoins emprisonné. Ce n’est pas que le roi Sédécias lui fût hostile. Moins mauvais que Jéhojakim, sympathique même au prophète, mais faible, indécis, mobile, il faisait venir parfois Jérémie pour le consulter en secret ; il écoutait sans s’irriter ses plus terribles menaces ; il cherchait, autant que possible, à adoucir sa prison. Mais, tout en protégeant sa personne, il ne suivait pas ses avis. Il n’avait pour Dieu que de passagers retours. Il était d’ailleurs dominé par les seigneurs de sa cour, et ceux-ci, excités par les faux prophètes, lui imposaient la politique de résistance, d’où devait résulter sa ruine et celle de son peuple. Ce fut, chose admirable, pendant ces jours les plus sombres de sa vie que Jérémie prononça ses plus sublimes prophéties. Du milieu de ses captivités répétées, il annonça la nouvelle alliance, destinée à remplacer l’ancienne maintenant rompue ; il promit que dans cette alliance future Dieu écrirait sa loi, non plus sur des tables de pierre, comme à Sinaï, mais dans le cœur de tous les membres de son peuple (chapitre 31). Alors aussi, au moment où l’armée des Chaldéens occupait les abords de Jérusalem, il acheta par acte notarié un champ, près de sa ville natale, afin de proclamer par cet acte, mieux que par des paroles, la certitude du retour futur d’Israël et la possession assurée de ce champ par ses héritiers, aux jours de la restauration nationale (chapitre 32). On a comparé cet acte à celui dont parle Tite-Live, lorsqu’il raconte que le champ sur lequel était campé Annibal, devant Rome, fut vendu à l’encan dans la ville et trouva un acheteur. Exemple magnifique, assurément, de la confiance du peuple romain en son glorieux avenir. Mais quelle différence néanmoins avec Jérémie ! Le Romain était sûr que l’effort d’Annibal échouerait contre les murailles de Rome. Le prophète sait, au contraire, que Jérusalem sera prise, qu’elle sera détruite et que le peuple s’en ira en captivité. Il l’annonce à tout venant, et pourtant il consomme l’achat, gage du retour ! C’est alors, enfin, qu’en face de la dynastie infidèle et du trône de David prêt à crouler, il annonce avec une imperturbable assurance l’apparition d’un nouveau David dont le nom sera : l’Éternel notre justice (chapitre 33). Sa foi n’est pas moins indomptable que son courage.
Il était en prison lorsque le vainqueur pénétra enfin dans la ville. Nébucadnetsar, qui connaissait la conduite de Jérémie, lui offrit ou d’être conduit à Babylone ou de rester dans son pays désolé. Jérémie prit le second parti ; il était de ceux qui pouvaient dire : « Nous sommes attachés aux pierres de Sion » (Psaume 102.15). Les cendres de Jérusalem lui étaient plus chères que les magnificences de Babylone.
Après le meurtre du gouverneur Guédalia, que Nébucadnetsar avait établi sur les misérables restes du peuple laissés dans le pays, Jérémie chercha à dissuader ses concitoyens d’aller s’établir en Égypte. Tout fut inutile ; rien ne put les détourner de ce dernier acte de défaillance et de désobéissance envers Dieu. Jérémie, fidèle jusqu’au bout à sa mission, les y suivit ; mais ils ne furent pas plutôt arrivés dans la ville égyptienne de Tachpanès, où ils s’établirent, qu’ils se livrèrent de nouveau avec une sorte de frénésie à leur penchant à l’idolâtrie. Ils crient au prophète : « Nous voulons sacrifier à la Reine du ciel, comme nos pères. Nous avions alors du pain, tandis que maintenant, depuis que nous avons cessé de sacrifier à la Reine du ciel, nous périssons par l’épée et par la faim ». Jérémie s’attira leur haine en cherchant à les arrêter sur cette voie fatale. La tradition juive et, d’après elle, les Pères de l’Église (Tertullien, Jérôme), rapportent qu’il périt lapidé par ces forcenés.
Après sa mort, la légende le glorifia d’autant plus qu’il avait été plus humilié et torturé durant sa vie. On imagina qu’il avait, au moment de la prise de Jérusalem, caché l’arche sur le mont Nébo, et que, reparaissant en personne, il la rendrait au peuple à l’époque du Messie. On le nomma, absolument parlant, le prophète, et l’on fit de lui l’un des précurseurs attendus du Roi d’Israël (2Maccabées 2.4 et suivants. ; Jésus Sirach 49.7 ; Matthieu 16.14 ; Jean 1.21 ; Jean 7.40).
Ce ministère douloureux avait commencé vers l’an 629 ; il se prolongea sans doute jusque vers l’an 580. Il a donc duré à peu près un demi-siècle. Si Jérémie avait vingt-cinq à trente ans lors de sa vocation, il doit avoir atteint l’âge de soixante-quinze à quatre-vingts ans.
Entre tous les prophètes il n’en est pas un dont la vie ait été aussi complètement fondue avec l’histoire de son peuple que celle de Jérémie, et l’on peut dire aussi que de tous les écrits prophétiques c’est le sien qui offre le reflet le plus fidèle de la vie de son auteur. Ce livre soulève d’assez difficiles problèmes. Tel qu’il nous a été transmis par la Synagogue, il ne présente pas un ordre dont nous puissions bien nous rendre compte. L’arrangement des morceaux n’est pas exactement chronologique ; ce n’est pas non plus un ordre de matières. Il est probable qu’au milieu des catastrophes dans lesquelles vécut le prophète, il ne lui aura pas été possible de mettre la dernière main au recueil de ses prophéties. Le fond primitif de l’écrit de Jérémie fut certainement ce sommaire de ses discours qu’il composa, par l’ordre de Dieu, la quatrième année de Jéhojakim, et dont la première rédaction fut détruite par ce roi. Jérémie rétablit plus tard ce document (36.32). Mais il est évident que nous ne pouvons le retrouver exactement dans aucune des parties de l’écrit actuel. On peut envisager cependant comme ayant appartenu à l’écrit primitif ceux d’entre les discours renfermés dans les vingt premiers chapitres de notre recueil, qui sont antérieurs à la date indiquée. Des discours subséquents ont été mêlés avec ceux-ci ; puis, d’autres morceaux, discours ou récits, y ont été successivement ajoutés, soit par Jérémie lui-même, soit par Baruc. Comme Jérémie parle de lui-même dans plusieurs morceaux en employant la première personne, on peut supposer que ceux dans lesquels il est parlé de lui à la troisième, sont de la rédaction de Baruc. Mais la collection tout entière doit avoir été composée avant la mort du prophète ; car le fidèle secrétaire, qui avait voulu accompagner Jérémie en Égypte, n’aurait pas manqué, s’il eût écrit après cet événement, d’en consigner le récit.
Si nous retranchons le préambule, chapitre 1 (récit de la vocation du prophète), et la conclusion historique, chapitre 52 (récit de la prise de Jérusalem), le livre peut se décomposer en six groupes :
Il n’est pas un livre de l’Ancien Testament où le texte hébreu et le texte grec de l’ancienne version alexandrine (les LXX) présentent des divergences aussi considérables que dans celui de Jérémie. Ces différences consistent surtout dans des abréviations. Le texte grec compte deux mille et quelques cents mots de moins que l’hébreu, soit à peu près la huitième partie du livre. On a supposé que le texte alexandrin était la reproduction fidèle d’un exemplaire hébreu laissé en Égypte par Jérémie et par Baruc, et dont la teneur aurait été beaucoup plus concise que celle de la rédaction qui circulait chez les Juifs de Babylonie (dont notre texte hébreu serait la reproduction). On est aujourd’hui revenu de cette idée, et l’on s’accorde à penser que toutes ces abréviations doivent être mises simplement sur le compte des traducteurs alexandrins qui, comme le prouve tout leur travail, maniaient les textes avec une extrême liberté.
Il nous reste à apprécier en peu de mots le caractère de Jérémie comme homme et comme écrivain.
Il est difficile de trouver dans l’histoire d’Israël, et même dans celle de l’humanité, une figure plus attachante et en même temps un plus grand caractère que cet homme-là. Jérémie, c’est la foi debout au milieu des ruines. Il désespère de tout et agit comme espérant tout. Il ne domine pas son temps, comme Ésaïe ; il le subit et le porte, comme son fardeau assigné. Et il le fait avec une ténacité d’obéissance qu’il pousse jusqu’au sacrifice complet de lui-même. Accepter tout pour Dieu, pour sa tâche, pour ses concitoyens ingrats et aveugles, voilà sa vie. Non qu’il soit insensible aux douleurs de cette situation. Elles lui montent parfois jusqu’à l’âme et menacent de le submerger. Mais lorsqu’il donne essor, en ces moments d’obscurité intérieure, à ses défaillances et à son angoisse, il le fait toujours sans amertume et sans colère. Les censures les plus sévères, les invectives les plus poignantes sont mêlées dans sa bouche aux cris de la compassion la plus émouvante et aux appels les plus tendres de la miséricorde divine. Dans les positions les plus glissantes, celles de conseiller des rois et d’orateur populaire, il ne biaise pas un instant. Son langage est fier et hardi, parce qu’il se sent avant tout l’homme de Dieu, l’organe d’une vérité supérieure à lui-même, qui tout à la fois l’abat et le relève. En contact journalier avec les hommes qui dirigent la chose publique, il ne cesse de leur tenir tête ; et cependant la force ne paraît point avoir été le trait saillant de son caractère naturel. Il produit plutôt l’effet d’une nature tendre, sympathique, aimante. Patriote par toutes les fibres de son être, il se voit obligé de conseiller les plus humiliantes capitulations, la reddition en apparence la plus honteuse. Son propre cœur se soulève contre un tel message ; il ne l’en remplit pas moins fidèlement. C’est que Dieu accomplit en lui sa promesse : « Je ferai de toi une colonne de fer, un mur d’airain ». Sans force propre pour sa mission, brisé par elle, ne recueillant des hommes pour récompense qu’injures et moqueries, calomnies et menaces de mort, coups et emprisonnements, il tient bon jusqu’à la ruine de sa patrie ; cette catastrophe elle-même ne met pas fin à son dévouement. « Il demeure ferme comme voyant Celui qui est invisible ». Jérémie personnifie en lui la résignation de la foi.
D’autres l’ont surpassé en puissance d’action, en éclat de parole (Élie, Ésaïe). Une gloire lui appartient : celle d’avoir offert au monde l’admirable exemple de l’amour qui sert, d’avoir été ainsi le type le plus parfait de l’Homme de douleur.
En comparant le style de Jérémie avec celui d’Ésaïe, on l’a souvent jugé lourd, monotone. Assurément Jérémie n’a pas la fougue et la grandeur de son illustre devancier. Il a trop de tristesses dans l’âme. C’est l’écrivain de la décadence. Mais quelle imagination de poète se fait jour à travers ses larmes ! Quelle abondance, quelle variété, quelle fraîcheur, quelle vivacité d’images, pour peindre les sentiments qui l’oppressent, les tendresses de son cœur aimant, les indignations de sa conscience révoltée ! Sa phrase sans doute est souvent traînante, prosaïque ; elle n’a pas ce fini de la forme qui charme chez Joël ou chez Ésaïe. Mais Jérémie ne fut pas homme de cabinet. Il fut sans cesse mêlé aux affaires de son temps, et quelles affaires ! C’est bien de lui qu’il faut dire : son style, c’est lui. Aussi son livre attache à sa personne, comme sa personne à son livre.
Cet écrit est peu lu de nos jours ; et pourtant fût-il jamais plus digne d’être médité ? C’est ici que se révèle le secret de la force nécessaire pour traverser les crises d’un temps de dissolution et de transformation universelles ; c’est ici que le fidèle apprend à croire sans voir.