Le livre de Job se divise en trois parties de fort inégales longueurs. La première, le prologue (chapitres 1 et 2), expose la situation et met le lecteur à même de comprendre les discours qui vont suivre : Job, que Dieu lui-même déclare parfaitement juste, est accusé par Satan de ne l’être que par intérêt ; Dieu autorise Satan à mettre son serviteur à l’épreuve. Une première série de maux n’ayant pu ébranler la piété de Job, Satan est autorisé à le frapper dans sa santé. Mais Job demeure fidèle à son Dieu.
Trois amis, qui viennent le consoler, sont tellement saisis par le spectacle qui s’offre à leurs yeux, qu’ils gardent pour eux leurs pensées ; la droiture de Job leur est suspecte, mais ils ne veulent pas le dire pour ne pas ajouter l’affliction à l’affligé. Au bout de sept jours, Job éclate en lamentations (chapitre 3), ce qui oblige les amis à parler. Ainsi s’engage un entretien qui remplit les vingt-trois chapitres suivants (4 à 21). Trois fois les amis prennent la parole, accusant Job toujours plus expressément d’avoir commis des péchés exceptionnels comme les maux dont il est frappé. Job répond à chacun d’eux et n’arrive pas à se sentir coupable. Au troisième tour, le dernier des amis renonce à prendre la parole ; Job répond à Bildad (chapitre 26), puis, ses interlocuteurs restant muets, il constate sa victoire et termine en traçant le tableau de sa piété et de son ancienne grandeur (chapitres 27 à 31). Alors surgit un nouveau personnage, le jeune Élihu, qui ne s’est pas permis de prendre la parole jusqu’à ce que les personnage, plus âgés eussent achevé de parler (23.4-16), et qui soutient une thèse qui n’avait pas encore été mise en avant : les justes eux-mêmes sont appelés à souffrir pour être préservés de l’orgueil (chapitres 32 à 37). Puis Dieu prend la parole. Sans daigner se justifier, il expose la supériorité de sa puissance et de sa sagesse. Dès l’abord, Job se déclare vaincu (39.36-38) ; enfin, après un dernier discours de l’Éternel, il s’humilie complètement (42.1-6). Jusqu’ici s’étend la seconde partie du livre, tout entière en vers et ne renfermant que des discours.
Avec 42.7, commence la troisième partie, l’épilogue, qui est en prose, comme le prologue. Dieu condamne les trois amis et rend à Job famille et prospérité.
Le livre de Job est admirable à tous les points de vue. Le poème est composé avec un art infini. Nous disons le poème. Il est vrai que le génie sémitique ne connaît pas la fiction pure ; la tradition avait conservé le souvenir d’un homme du nom de Job, célèbre par sa piété et ses malheurs (Ézéchiel 14.14,20). Mais c’est là tout ce que nous savons de ce personnage. Tout le surplus dans notre livre est la mise en œuvre poétique de ce fond traditionnel.
Les scribes qui ont formé le Canon de l’Ancien Testament ont bien senti la chose, puisqu’ils n’ont placé notre livre ni dans la Loi, ni dans les Prophètes (ces derniers comprenant aussi les livres historiques), mais dans les Écrits (Ketoubim), c’est-à-dire les livres qu’on ne pouvait ranger dans les catégories précédentes.
Le caractère poétique de ce livre ne ressort pas seulement du style et de la symétrie des discours ; il se montre aussi dans le prologue et l’épilogue ; la scène qui se passe dans le ciel, évidemment fictive dans sa forme, quoiqu’elle n’en corresponde pas moins à une réalité super-sensible, la régularité avec laquelle les catastrophes fondent sur Job, la correspondance entre les nombres du dernier chapitre et ceux du premier, en sont des indices suffisants. L’art se voit aussi dans la manière dont le seul vrai motif des maux dont Job est frappé coup sur coup, reste caché, tant à lui-même qu’à ses amis. Les descriptions sont des chefs-d’œuvre, ainsi celles des mines (chapitre 28), de l’âne sauvage, du cheval (chapitre 29), de l’hippopotame, du crocodile (chapitres 40 et 41).
Quel est l’enseignement qui ressort du livre de Job ? Car c’est un poème didactique, c’est-à-dire renfermant une instruction. Ce n’est pas de la souffrance en général qu’il s’agit, mais de la souffrance, en apparence imméritée, du juste. Job est déclaré juste dès le commencement ; Dieu l’appelle son serviteur et le signale à l’attention de Satan comme faisant honneur à son Dieu. Les accusations des amis tombent à faux ; ils représentent la théorie, admise couramment et encore trop répandue aujourd’hui, d’après laquelle toute souffrance quelconque est une punition et prouve chez le malheureux l’existence d’un péché particulier (Jean 9.2). Certes il y a des maux qui sont des châtiments ; la Bible en fournit assez d’exemples. Mais cela n’explique pas tous les cas. Il est des afflictions qui atteignent le juste sans qu’on puisse trouver dans sa conduite des fautes qui en soient la cause directe. Ce sont ces cas-là que notre livre veut expliquer.
Aussi Dieu blâme-t-il les amis, et à la fin du livre Job est-il invité à intercéder pour eux (42.7-9). Et si Dieu adresse des reproches à Job, ils ne portent pas sur les affirmations réitérées de son innocence, mais bien sur les jugements inconsidérés que, exaspéré par les accusations téméraires de ses amis, il s’est permis à l’endroit du gouvernement divin du monde.
Ce qui montre que le poète approuve le témoignage que Job se rend à lui-même, c’est la manière dont il présente la fin de l’entretien : dans la troisième passe d’armes le second ami, Bildad, ne prononce qu’un très petit discours assez insignifiant, (25.2-6) ; et le troisième se tait, apparemment parce qu’il n’a plus rien à dire (23.3).
On s’est étonné parfois de ce que le livre se termine par une récompense purement terrestre : pour toute réparation Job recouvre la santé, obtient des richesses au double et devient de nouveau père d’une nombreuse et belle famille. L’auteur savait aussi bien que nous que la naissance d’un enfant ne fait pas oublier ceux qui ont été repris. Mais, vivant sous l’ancienne alliance, il a voulu dire simplement que Dieu dans cette lutte a donné raison à son serviteur, et que, malgré ses intempérances de langage, l’épreuve est terminée à l’honneur de Dieu et de Job lui-même. Nous savons, nous chrétiens, que la vie future sera la compensation des maux de cette terre ; mais nous le savons par Jésus-Christ qui a mis en évidence la vie et l’immortalité en détruisant la mort (2 Timothée 1.10), et qui est devenu par sa résurrection les prémices de ceux qui sont morts (1 Corinthiens 15.20). Job ne pouvait compter sur cette vie bienheureuse qui ne lui avait pas encore été révélée (Job 14.12 ; 16.22 ; 17.13-16). Le célèbre passage 19.25-27 montre le plus haut point jusqu’auquel peut s’élever la foi, même sans la révélation de la vie future, par la simple connaissance que l’homme naturel peut avoir du caractère de Dieu (Romains 1.19-20). Ainsi l’épilogue ne donne pas la solution absolument définitive, qui dépassait la mesure de lumière accordée à l’époque de Job. Il fait seulement constater qu’il y a une solution provisoire. Comparez Psaumes 116.2-6.
Nous ne savons rien de l’auteur du livre de Job, ni du temps dans lequel cet ouvrage a été composé ; nous en sommes réduits sur ces deux points à des suppositions. On a remarqué depuis longtemps que l’écrivain évite toute allusion à l’histoire d’Israël et à la législation mosaïque ; le nom même de Jéhova, l’Éternel, le Dieu d’Israël, n’est pas mis dans la bouche de Job et de ses amis, sauf une fois, comme par inadvertance (12.9). Pour désigner Dieu, ils se servent presque toujours du nom d’Eloah, qui se trouve rarement dans les autres livres de la Bible. Ce sont là des traits fort extraordinaires chez un écrivain juif ; ils dénotent une intention. L’auteur a voulu évidemment dégager le sujet qu’il allait traiter de tout caractère national et lui donner une portée universelle, humanitaire.
On a pensé à l’époque de Moïse. « Une foule de traits, dit Renan, qui au reste ne partage pas cette manière de voir, dénotent une connaissance parfaite de l’Égypte, où l’auteur semble avoir voyagé. La description du crocodile et de l’hippopotame est d’une telle vivacité, qu’on est porté à y voir un reflet direct de l’épouvante que l’auteur éprouva devant ces monstres. Il est question ailleurs des pyramides, du papyrus, des barques de jonc, etc »1.
Mais comment, admettre chez un fidèle cette ignorance évidemment intentionnelle des institutions théocratiques, à l’époque même de leur promulgation ? Puis la connaissance approfondie que l’auteur possède de tous les domaines de la vie civile, politique, industrielle, conduit-elle à songer à un temps où les Israélites étaient des nomades ? Ce n’est ni en Égypte, ni dans le désert, ni pendant la conquête de Canaan, ni sous les Juges, qu’on se représente en Israël un homme capable de composer une œuvre littéraire aussi profonde et aussi parfaite. Indiquons aussi, avec M. Frédéric Godet, comme militant contre l’époque de Moïse, « l’absence des archaïsmes qui distinguent les livres du Pentateuque et qui en font un corps à part dans l’ensemble de la littérature hébraïque, et le développement très considérable de la réflexion philosophique que suppose un pareil écrit. Le livre de Job n’est rien moins qu’un traité de théodicée (justification du gouvernement divin). L’être incriminé, en réalité, ce n’est pas Job c’est Dieu. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la vertu de Job c’est en même temps, et encore plus, la justice divine. Il s’agit dans ce livre de rechercher comment cette perfection peut se concilier avec le sort de l’affligé innocent. Or, de pareilles questions n’ont pas pu se traiter à toute heure »2.
On s’est jeté dans un autre extrême : on a pensé à l’époque de l’exil. Ce seraient la captivité de Babylone et les souffrances du peuple élu qui auraient inspiré le poète. Tandis que l’auteur d’Ésaïe chapitres 40 à 6 relevait les courages abattus par les magnifiques promesses messianiques que nous connaissons, un poète, inspiré lui aussi, creusait dans la solitude le problème de la souffrance. Sans doute, l’exil était une punition méritée ; ce châtiment était annoncé d’avance par les prophètes ; il était inévitable. Mais un noyau pieux, innocent, pur, subissait cette honte avec la majorité coupable. Et que de dénis de justice, d’extorsions, de haines ! Le pays était possédé par des étrangers (15.19) ; l’impie et le violent triomphaient. En méditant sur cette situation, le poète voyait son horizon s’élargir : ce n’était plus la souffrance d’un peuple particulier qui le faisait songer ; il étudiait désormais le problème de la souffrance du juste en général. Ne trouve-t-on pas, dans plusieurs passages des discours, des traces de cette préoccupation ? Les interlocuteurs, Job en particulier, semblent par moments oublier leur individualité ; ainsi 9.25, où Job dit n’avoir pas vu le bonheur, tandis que nous savons qu’il a joui de la plus grande prospérité. À plusieurs reprises des pluriels inattendus donnent à penser que Job d’un côté, les amis de l’autre, ne sont que les représentants de certaines catégories de personnes (18.2-3 ; 19.11). « Job, dit Châteaubriand dans le Génie du Christianisme, est la figure de l’humanité souffrante, et l’écrivain inspiré a trouvé des soupirs pour exprimer tous les maux partagés entre la race humaine ».. Ce caractère universel ferait de Job un type, imparfait sans doute, et cependant réel, de Jésus-Christ. Le Sauveur, bien plus juste encore que le héros de notre livre, souffre comme représentant de l’humanité. Comme Job, il subit les accusations de ses contemporains aveuglés par les préjugés (Ésaïe 53.3-4) ; comme lui, il intercède pour ceux qui l’ont abreuvé d’injures.
Nous avons tenu à donner libre parole à l’opinion qui, aujourd’hui, paraît la plus répandue parmi les théologiens. Mais, pour plusieurs raisons, il nous est impossible de nous y ranger.
N’y a-t-il donc pas, entre Moïse et les temps de l’exil, une époque où se peut comprendre la composition d’un écrit tel que celui qui nous occupe ?
« Sous l’influence du génie de Salomon s’était formée à sa cour une école de sagesse ou de philosophie morale. Tandis que les institutions lévitiques fonctionnaient régulièrement et que les ordonnances mosaïques imprimaient de plus en plus leur sceau à la vie populaire, les esprits d’élite, à la tête desquels se trouvait le monarque lui-même, sentaient le besoin de pénétrer plus avant dans la connaissance des choses divines et humaines… Dans ce cercle on humanisait le judaïsme. N’est-ce point de là qu’est sorti ce monumental livre de Job, dans lequel la pensée sémitique paraît avoir pris en tous sens ses plus vastes proportions ? L’ignorance même où nous sommes du nom de l’auteur ne se conçoit qu’à une époque où un tel génie se perdait au milieu d’une pléïade de sages, ses pairs, non moins distingués que lui, et était éclipsé par l’éclat du monarque qui surpassait tout ce qui l’entourait ? ».4
On objecte que l’époque paisible et heureuse de Salomon n’était pas favorable à l’étude du problème de la souffrance et ne devait pas y conduire naturellement. Mais qui peut dire l’influence de la loi des contrastes ? Bien de plus sentimental que la littérature française de la fin du XVIIIe siècle. L’idylle a souvent fleuri dans les époques les plus tourmentées. qu’est-ce qui empêche que, parmi les sages qui vivaient à la cour de Salomon et dont les entretiens faisaient le délassement intellectuel du monarque, les Héman, les Ethan, les Calcol, les Darda, l’énigme de la souffrance des justes n’ait été un jour soulevée ? Ce n’est pas seulement après l’exil qu’il a commencé à y avoir ici-bas des innocents souffrants, dont le sort pouvait provoquer les spéculations des penseurs.
Il nous reste à dire un mot de l’intégrité de notre livre. Plusieurs estiment que les discours d’Élihu (chapitres 32 à 37) troublent l’harmonie de ce magnifique poème, si artistement construit ; ce nouvel interlocuteur est inconnu ; il n’a pas figuré parmi les « amis ». ; personne dans la suite ne tient compte de ce qu’il a dit. Job ne lui répond pas ; Dieu ne le mentionne ni en bien, ni en mal, quand il fait la part de chacun des acteurs de ce drame ; enfin, chose plus grave, que dit-il, après tout ? Les idées qu’il énonce ne sont pas neuves : Éliphaz déjà, dans son premier discours, a parlé dans le même sens (5.17). Les discours d’Élihu sont donc, dit-on, un essai de solution donné par un lecteur bénévole que l’absence d’explication, dans les discours de Dieu et dans l’épilogue, ne satisfaisait pas.
Nous estimons au contraire qu’Élihu énonce une pensée nouvelle et bien distincte de celles qu’avaient présentées les trois amis ; il n’approuve point ces derniers, mais il justifie Dieu autant qu’un homme pieux pouvait le faire sans connaître la scène céleste du prologue. Dans 5.17, Éliphaz proclame heureux celui que Dieu châtie, et il conseille à Job de ne pas mépriser la correction du Puissant. Le point de vue d’Élihu est tout autre.
Nous l’avons indiqué déjà dans le bref exposé que nous avons donné du contenu de notre livre : à côté de la souffrance-châtiment (les trois amis) et de la souffrance par solidarité (Éliphaz, dans 4.12-16, il y a la souffrance dispensée par amour, comme l’écharde envoyée à saint Paul pour le maintenir dans l’humilité malgré l’excellence de ses révéla tions (Élihu, 33.14-29). Il est vrai qu’il y a une quatrième espèce de souffrance encore, celle qui fournit à la créature l’occasion de donner raison à Dieu contre l’adversaire par la fidélité qu’elle déploie dans des maux mêmes qu’elle ne comprend pas. Mais c’était là le secret de Dieu et de l’auteur.5 Que Dieu approuve Élihu, c’est ce qui résulte du fait que Job n’est point appelé à intercéder en sa faveur. Mais qu’il y ait une vérité supérieure encore à celle qu’Élihu a proclamée, c’est ce que montre l’épilogue. Dieu ne fait pas connaître cette vérité-là par des paroles, comme s’il avait à se justifier ; il parle par des faits. Pour nous donc, les six chapitres qui reproduisent les discours d’Élihu sont une partie intégrante et essentielle du poème, d’ailleurs la jalousie extrême avec laquelle les Juifs gardaient les produits de leur littérature sacrée ne nous permet guère de nous représenter une pareille intercalation réussissant à jouir de la confiance de tous et s’introduisant sans protestation dans un poème excellent, qu’elle ne fait, dit-on, que de gâter.