Parmi les nombreuses explications du Cantique des cantiques qui ont été données dès les temps anciens, nous nous rangeons à celle que l’on peut appeler l’interprétation historique, à laquelle ont été conduits, avec de nombreuses différences, sans doute, plusieurs interprètes modernes ; mais nous la présenterons à nos lecteurs sous la forme particulière qui a été développée par l’un de nos collaborateurs dans l’ouvrage intitulé Études bibliques1.
L’interprétation historique, en mettant les expressions parfois choquantes pour le sens moral et le bon goût, non dans la bouche du bien-aimé de l’héroïne, mais dans celle d’un séducteur qui cherche à la détourner de son amour légitime, maintient à ce livre un caractère pur et permet de sauvegarder sa dignité canonique. Ce résultat n’a pas été cherché il s’est imposé à la science par l’étude toujours plus approfondie du livre lui-même. Sous la forme sous laquelle nous l’offrons ici, cette explication laisse même entrevoir dans les trois principaux acteurs du drame trois personnages d’un ordre plus élevé, dont la relation forme le fond de l’Histoire sainte tout entière.
Chaque lecteur jugera lui-même dans quelle mesure il peut s’approprier tout ou partie de l’explication ici présentée. Cette Introduction traitera :
Ce poème, qui peut-être devrait plutôt être intitulé Chant des chants, car Dieu n’y est point invoqué ou loué, pas même à proprement parler désigné, est de tous les livres sacrés celui qui a été et qui est encore l’objet des interprétations les plus diverses. Il nous paraît que l’étude de ces explications, du moins des principales, peut se résumer dans l’examen des trois questions suivantes :
La première de ces deux opinions a été soutenue de deux manières assez différentes. Reuss attribue tous les morceaux dont se compose le poème à un seul et même auteur, qui chante son propre amour et aime à se répéter à lui-même les tendres assurances qu’il a si souvent entendues sortir de la bouche de son amie. Deux auteurs plus modernes, Budde et Siegfried, rattachent une explication analogue à une découverte faite dans les contrées de la Syrie par le consul allemand Wetzstein, qui, dans son séjour en Orient, a constaté l’usage de ce qu’on appelle « la semaine royale ». Cette semaine est celle qui suit le jour des noces ; les jeunes mariés jouent les rôles de roi et de reine ; ils sont traités et servis comme tels par les gens de l’endroit et ceux du voisinage, conviés à la fête. La semaine se passe en divertissements consistant surtout en des chants d’amour dans lesquels est vantée la beauté des époux, assis sur un trône champêtre improvisé. Les jeux durent sept jours ; ils commencent dès le matin du premier jour qui suit le mariage ; ils se prolongent jusque dans la nuit, excepté le dernier jour, où ils cessent avant le coucher du soleil. Les deux époux ne doivent s’occuper de rien durant cette semaine de fête ; ils se bornent à contempler, du haut de leur siège d’honneur, les jeux exécutés à leur intention. Le Cantique des cantiques serait un recueil de ces chants ou fragments de chants de mariage ; d’après l’un des deux écrivains, il comprendrait vingt-quatre pièces ; d’après l’autre, dix chants principaux, renfermant un certain nombre de fragments. Ces chants ont pu être répétés dans différents mariages. Ils auraient été recueillis par un poète qui avait lui-même fait l’office de chantre dans plusieurs de ces fêtes et qui a voulu conserver les principales pièces de son répertoire ; ou bien ce recueil pourrait être l’œuvre d’un étranger qui, ayant assisté à l’un de ces mariages, aurait rédigé les meilleurs morceaux, soit de mémoire, soit avec l’aide de ceux qui avaient concouru à leur exécution.
L’opinion de Reuss laisse presque inintelligibles un certain nombre de passages. Ce savant en convient lui-même, mais il se tranquillise en répondant que « ces passages sont rares ». Et cependant un seul de ce genre, bien constaté, suffit pour compromettre l’hypothèse.
Celle des deux autres auteurs dont nous venons de parler se heurte à des difficultés plus grandes encore, d’abord le Cantique ne respire point ce calme de la possession qui suit le mariage consommé ; l’esprit qui l’anime est bien plutôt l’aspiration à la possession. La situation d’âme qui y est décrite ne convient donc nullement à la semaine qui succède au mariage. De plus, au chapitre 8, verset 1, Sulammith exprime le vœu que son bien-aimé fût son frère, pour qu’elle pût l’accompagner au dehors et le caresser publiquement sans que personne s’en scandalisât ; elle voudrait ensuite le conduire dans là maison de sa mère, et là, lui offrir des meilleurs fruits de son verger ; de son côté, lui l’instruirait. Ce vœu, conforme à la situation et au caractère d’une jeune fille chaste, ne serait-il pas absurde dans la bouche d’une femme déjà mariée, connue comme telle et qui a désormais sa propre maison ? En tout cas, ce passage serait encore plus inconcevable si l’époux dont il s’agit dans le Cantique était le roi Salomon ou jouait le rôle de ce roi. On a, en conséquence, supposé que le Salomon du Cantique n’était point le personnage historique de ce nom et qu’il ne s’agissait ici que d’un Salomon fictif, représentant des grands et des riches de ce monde. Cette manière de voir se heurte à tous les traits qui caractérisent clairement l’amant comme étant le roi Salomon lui-même. qu’est-ce en effet que ce personnage, possesseur d’un trône portatif, d’un palanquin de bois du Liban qu’entoure une garde de soixante guerriers et sur lequel est assise une fiancée, spectacle pompeux à la vue duquel accourent les filles de Sion ? Ce cortège princier pourrait-il convenir à un riche quelconque ? Ne caractérise-t-il pas le roi Salomon personnellement ?
Ce n’est pas non plus au mariage d’un riche quelconque que peut s’appliquer la description enthousiaste de la beauté physique des deux époux. Un tel tableau ne risquerait-il pas souvent, en face de la réalité, de provoquer le sourire au lieu des applaudissements de l’assemblée ? La découverte de Wetzstein ne paraît donc nullement propre à expliquer la nature du Cantique. Mais ce qui ruine surtout cette hypothèse des pièces détachées, c’est l’unité d’action qui se découvre à une étude attentive du poème. Cette action est suivie et bien graduée. Elle commence au chapitre 1 par une première rencontre de Salomon et de Sulammith, le souverain rend un hommage admiratif, mais modéré, à la beauté de la jeune fille et lui promet une parure brillante. Celle-ci ne répond à l’admiration dont elle est l’objet que par l’indifférence et en s’entretenant avec elle-même de la beauté du berger qu’elle aime. C’est le premier acte. Dans le second, le roi a recours à un moyen de séduction qu’il envisage comme devant être irrésistible. Il lui offre ostensiblement la place de reine ; c’est la tentation dans toute sa force.
Dans ce but, il fait parcourir à la jeune fille, dans son propre palanquin, les rues de Jérusalem, la proclamant ainsi publiquement sa fiancée. Lorsqu’elle est revenue au palais, il l’introduit à l’intérieur ; là, sa passion éclate avec violence ; il se croit sûr de la victoire ; il invite d’avance les jeunes courtisans, ses amis, qui l’entourent, à participer à son bonheur en célébrant un riche banquet. Mais, à ce paroxysme de sa passion, Sulammith oppose celui de sa fidélité à son bien-aimé ; elle l’appelle et déclare hautement qu’elle ne lui laissera pas ravir un bien qui n’appartient qu’à lui (Cantique 4.16). Ce cri d’inviolable fidélité est accompagné d’une expression de dédain hautain et d’indignation presque farouche à l’adresse du séducteur présent, tellement que celui-ci s’écrie (Cantique 6.10) : « Qui est celle-ci pure comme le soleil, redoutable comme des bataillons sous leurs bannières ? Détourne tes yeux de moi ; car ils me troublent ». On constate ainsi une double gradation dans l’action : gradation dans la séduction, d’une part ; gradation dans la résistance, de l’autre. Pour Salomon, la partie est désormais décidément perdue.
Ici commence le troisième acte, celui du dénouement (Cantique 8.5 et suivants). Sulamith libérée paraît au bras de son bien-aimé et proclame le triomphe de l’amour vrai. « L’amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme le sépulcre ; c’est une flamme de Jah (Jéhova) ». Il est évident que cette victoire si énergiquement proclamée suppose une violente lutte antérieure, par conséquent les deux scènes qui viennent de se passer entre elle et le roi. Sulammith elle-même y fait expressément allusion dans les paroles suivantes, en comparant les moyens de séduction employés par Salomon à des torrents d’eau, à des fleuves jetés sur la flamme divine de son amour, mais qui n’ont pu l’éteindre. Dans l’élan de son triomphe, elle va même jusqu’à s’écrier, à l’adresse de Salomon :
Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison en échange de l’amour, on le repousserait avec mépris !
Si ces paroles signifient quelque chose, elles impliquent certainement la lutte précédemment décrite et ne laissent aucun doute sur la nature dramatique de tout le poème. Ainsi tombe de soi-même l’hypothèse des petites pièces détachées et incohérentes.
Les anciens interprètes juifs, aussi bien que plusieurs Pères, la plupart des scolastiques et un certain nombre de modernes (Keil, Hengstenberg, Gerlach, Delitzsch, Zöckler) ont vu ou voient dans le Cantique un drame amoureux qui se passe entre deux personnes seulement, le roi Salomon et la jeune villageoise Sulammith ; ce drame serait destiné à représenter allégoriquement, selon les uns, la relation de Jéhova avec Israël, selon les autres, celle de Christ avec l’Église ou avec chaque âme fidèle. Le but du poème serait de montrer l’intimité et la douceur de la relation de l’homme avec Dieu sous l’une ou l’autre de ces formes. Mais, en cherchant à allégoriser, comme il faut le faire dans ce cas, les traits du tableau, pour les appliquer à cette relation supérieure et toute spirituelle, l’on est à chaque instant blessé par des rapprochements contre nature : la description de la beauté physique des deux amants y est retracée avec des détails qui répugnent à une pareille application (les yeux, les cheveux, les dents, les lèvres, les tempes, le cou, les mains, les jambes, les pieds). Comment faire de ces divers membres du corps humain des symboles, soit de la beauté de Dieu ou de Christ, soit de celle de l’Église ou de l’âme fidèle (comparez 4.1-5 et 5.10-16) ! Mais il est surtout un trait, qui coupe court à toute allégorisation de ce genre. C’est la mention du sérail de Salomon, de ses soixante reines et des quatre-vingts jeunes filles qui leur sont adjointes (Cantique 6.8).
Enfin, si l’on voit dans le tableau du mariage entre les deux amants (chapitres 3 et 4) l’image de l’union de l’âme juive ou chrétienne avec Dieu, il semble qu’avec cette scène le poème dût être arrivé à son terme, et l’on ne parvient, à faire rentrer dans le drame les chapitres 5 à 8 qu’en ayant recours, comme le fait Delitzsch, à la supposition d’un refroidissement survenu entre les deux époux, à la suite duquel Sulammith entraînerait le roi dans une vie de campagne toute simple. Mais comment accorder cette idée avec ce que nous savons de la vie fastueuse de Salomon jusqu’à sa fin (1 Rois 11.1 et suivants)? Et comment allégoriser avec quelque vraisemblance un pareil trait ?
Si le Cantique est un drame, il faut nécessairement envisager l’action comme se passant entre trois personnes, dont deux rivalisent dans l’amour de la troisième. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut devenir une lutte sérieuse et se prolonger jusqu’au dénouement décrit 8.5-7, où est proclamée avec éclat la victoire de l’amour pur et désintéressé sur les attraits de la passion égoïste et sensuelle.
Aussi un grand nombre d’interprètes d’écoles théologiques entièrement différentes s’accordent-ils aujourd’hui à adopter cette explication (Ewald, Renan, Oettli, Bruston, etc.), quoique avec des nuances très diverses. Comme incident historique qui aurait donné lieu au drame, ils s’accordent en général à reconnaître l’anecdote suivante, dont l’indication très-brève se trouve 6.1 : Une jeune campagnarde d’une admirable beauté est descendue dans son jardin pour contempler les progrès de la végétation printanière. Le roi, avec un cortège de personnes de sa cour et une suite de nombreux chariots, vient à passer dans le voisinage ; la jeune fille est aperçue ; par sa beauté, elle attire l’attention générale ; à sa vue, le roi est saisi d’admiration ; il la fait emmener dans son palais ; là, il cherche à gagner son amour par la promesse d’une brillante toilette. Puis, cette promesse la laissant froide, il fait miroiter à ses yeux l’espoir de l’élévation à la dignité de reine. Mais la jeune file a déjà donné son cœur à un autre ; elle aime un berger de son village, et, tenant bon même contre la suprême séduction, par son inébranlable fidélité, elle finit par désarmer la passion du roi qui, n’osant pas, au sein d’un peuple comme Israël, recourir à la violence, la laisse retourner en paix dans sa demeure. Voilà le fil très fin de l’action, qui n’a été découvert que vers la fin du siècle dernier par le pasteur hanovrien Jacobi (1771) et que le savant Ewald a surtout contribué à mettre en pleine lumière.
Mais il y a d’assez grandes différences dans la manière dont on se représente à ce point de vue le cours des choses. Renan et Oettli pensent que le berger se trouve là présent dès le commencement, par la raison que Sulammith s’adresse à lui dès 1.16 et 17. Mais on se demande comment l’ami de Sulammith pourrait être présent dans le sérail ou aux environs sans être immédiatement expulsé. Cette supposition étant impossible, il faut donc admettre que, si elle lui parle, c’est qu’elle le voit présent par un mirage de son ardente imagination. Il en est ainsi dans tout le cours du drame, et en réalité ce n’est qu’au dernier acte (Cantique 8.5) que le berger paraît sur la scène ; jusque là il remplit le drame, mais sans y paraître autrement que dans les visions passionnées de Sulammith. On objecte à cette manière de voir la scène des chapitres 3 et 4, où Sulammith, après être arrivée au palais avec un cortège royal, finirait par consentir à son union avec Salomon ; on pense trouver la preuve de ce consentement dans cette parole (Cantique 4.16) : « Que mon bien-aimé vienne à son jardin, et qu’il mange de ses fruits excellents ». Mais d’abord l’expression « mon bien-aimé » ne s’applique nulle part dans le Cantique à un autre que le berger auquel elle a donné son cœur. Et comment, si elle lui eût été infidèle en ce moment décisif, pourrait-elle, dans la scène du dénouement (Cantique 8.5-7), célébrer la puissance de l’amour qui est semblable à celle de la grande victorieuse, de l’inflexible mort ? Comment pourrait-elle tourner en ridicule les offres du riche cherchant à acheter l’amour, qui ne s’allume que sous une impulsion divine (une flamme de Jéhova)? Comment se donnerait-elle en exemple à sa petite sœur en se comparant à une forteresse imprenable devant laquelle a dû se retirer l’assiégeant en accordant la paix à l’assiégé (Cantique 8.10) ? La contradiction serait flagrante et le drame entier s’écroulerait dans le ridicule, à la suite des chapitres 3 et 4 ainsi compris. Mais, dit-on, le verset 16 du chapitre 4 exprime pourtant de la manière la plus expresse un consentement de la part de Sulammith. Non, car ici, comme tant d’autres fois dans le drame, elle interrompt Salomon et s’adresse au berger absent. Ce bien-aimé, bien loin d’être Salomon, est au contraire son rival. C’est celui qu’elle appelle en pensée, celui auquel elle déclare réserver ce qu’aucun autre que lui n’a le droit d’attendre d’elle.
M. Bruston, pour écarter l’idée du mariage de Sulammith avec le roi, dans le passage du chapitre 4, a recours à un étrange expédient. C’est bien une noce de Salomon qui, selon lui, est ici décrite, mais avec une autre personne que Sulammith. Il suppose, en effet, l’arrivée d’une princesse étrangère qu’épouserait en ce jour Salomon. Mais peut-on concevoir quelque chose de plus anti-psychologique que ce mariage, au plus fort de la passion du roi ? Une histoire d’amour interrompue tout à coup par le mariage de l’amant avec une femme autre que celle dont il est passionnément amoureux ! Et cet événement non préparé, non annoncé, arrivant tout à coup, restant sans la moindre influence sur le reste du drame ! Il est évident, en effet, que la relation de Salomon avec la Sulammith continue après cela comme avant ; mêmes déclarations, mêmes exclamations passionnées. Seraient-ce assez d’invraisemblances!
On prétend trouver l’indication de l’arrivée d’un nouveau personnage dans la question (3.6) : « Qui est celle qui monte du désert ? » Mais cette question : « Qui est celle-là ? » n’annonce pas plus ici un nouveau personnage que la même question dans les passages 6.10 et 8.5, où personne ne pense à l’appliquer à une autre femme que Sulammith. Cette question n’est en réalité qu’un moyen d’éveiller l’attention sur ce qui va se passer. Cela est particulièrement évident pour la question semblable (Cantique 8.5) : « Qui est celle-ci, qui monte du désert, appuyée sur son bien-aimé ? » question qui est intentionnellement parallèle à celle de 3.6. En effet, l’intention de l’auteur est claire : il veut faire ressortir, par la répétition des mêmes termes, le contraste entre ces deux arrivées, l’une, celle du chapitre 3, pompeuse et royale ; l’autre, celle du chapitre 8, toute modeste et riche uniquement de confiance et d’amour. Ces deux tableaux, en raison du contraste qui les lie et de l’identité des deux questions, qui les annoncent, ne peuvent se rapporter qu’à la même personne, ce qui exclut l’application invraisemblable (en soi) du premier à une étrangère survenant au milieu du drame2. Nous ne nierons pas cependant une difficulté : Comment Sulammith a-t-elle pu consentir à participer à ce cortège nuptial (Cantique 3.6), cortège qui dans l’intention de Salomon doit aboutir au mariage ? L’auteur du poème ne dit rien qui puisse contribuer à la résoudre. Il est possible qu’en face du roi qui ordonne, Sulammith n’ait aucun moyen de se soustraire à cette ovation, qui d’ailleurs n’a encore en soi rien de décisif.
Nous avons admis la réalité de l’incident qui, dans la vie du roi Salomon, a servi de point de départ à la composition du Cantique. Cet incident suffit-il à l’explication du poème ? On pourrait l’admettre, si cet écrit se terminait avec le dénouement décrit au chapitre 8.5-7, où Sulammith, après avoir retrouvé son bien-aimé, pousse le cri de victoire et jette en terminant une parole de dédain au séducteur dont elle a repoussé les instances. Le sens du livre serait certainement, dans ce cas, beau et moral ; ce serait l’éloge enthousiaste de l’amour fidèle.
Mais le poème ne s’arrête pas là ; il renferme encore un épilogue dont il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de se rendre compte en se bornant uniquement à ce point de vue. On s’attendrait à ce qu’après que Sulammith a été rendue à la liberté, aurait lieu la célébration de son union avec celui qu’elle aime. Au lieu de cela, que trouvons-nous ? Une série de paroles de Sulammith qui sont comme autant d’énigmes jetées à la face du lecteur et en apparence sans liaison avec le sujet du livre et même sans rapport entre elles. Sulammith vient de raconter qu’elle a réveillé son bien-aimé et de faire ressortir avec insistance le fait qu’il dormait sous l’arbre à l’abri duquel sa mère l’avait enfanté (verset 5). Elle parle, maintenant tout à coup d’une jeune sœur dont l’avenir la préoccupe, parce qu’on peut prévoir qu’elle aussi devra passer un jour par l’épreuve. On entrevoit une liaison entre cette parole et ce qui vient de se passer pour Sulammith elle-même, car elle se donne en exemple de fermeté à sa petite sœur (verset 10). Mais voici, chose extraordinaire, qu’elle s’adresse à Salomon lui-même, qui n’est certainement pas présent dans la demeure de sa mère ; et elle, jeune campagnarde, s’entretient avec le roi du revenu qu’il tire de son vignoble, puis de celui qu’elle tire de sa propre vigne, et elle exprime au roi sa volonté à l’égard d’une certaine portion de ce dernier ! Cela a-t-il la moindre vraisemblance, le moindre sens ?
Il avait déjà été question de cette vigne de Sulammith au commencement du poème. « Ma vigne, à moi, je ne l’ai point gardée », avait-elle dit 1.6, et elle avait expliqué plus tard ce qu’était cette faute, une simple imprudence, paraît-il.
Et enfin, c’est ce qu’il y a ici de plus surprenant, comment expliquer qu’au moment où le berger s’approche, avec ses amis de noce, pour célébrer son union avec Sulammith, et où il lui demande d’ernbellir cet instant délicieux par un de ces chants qui les ont si souvent charmés, lui et ses compagnons, elle lui réponde en l’invitant à s’éloigner aussitôt et à s’enfuir, avec la rapidité d’une gazelle, dans les régions élevées où il paît son troupeau et où elle ne peut le suivre, elle habitante de la plaine et des jardins ? Tout cela est tellement étrange et incohérent que, si l’on n’admettait pas qu’il y a là une pensée cachée et comme un dessous de cartes qui donne un sens raisonnable à de telles paroles, on serait tenté de voir dans cette composition l’œuvre d’un fou, et cependant c’est au plus sage des hommes qu’a été attribué cet épilogue et tout le poème dont il est la conclusion.
On a proposé de voir dans cette conclusion une addition postérieure mais un pareil supplément, ajouté par un autre auteur, supposerait encore plus nécessairement quelque intention cachée qu’il faudrait aussi découvrir. De plus, le style inimitable de tout le cantique s’y retrouve jusqu’au bout, ainsi que des allusions à des paroles précédentes, comme la question 8.5 (comparez 3.6) ; la vigne de Sulammith, 8.12 (comparez 1.6) ; les amis du bien-aimé, 8.13 (comparez les amis de Salomon, 5.1) tout cela prouve la relation intime entre ce morceau final et le reste de l’écrit.
S’il en est ainsi, il faut reconnaître que le sens purement littéral et réaliste ne suffit point à expliquer le Cantique jusqu’à la fin, et que ce poème renferme encore autre chose que l’éloge de l’amour fidèle d’une jeune fille quelconque pour un bien-aimé quelconque.
Le poème est tout plein d’allusions au règne de Salomon, et c’est dans ce milieu qu’il doit être replacé pour pouvoir être compris. On y remarque une foule de paroles renfermant des allusions évidentes aux circonstances particulières de ce règne magnifique. Il importe donc avant tout, pour le bien comprendre, de se représenter les circonstances de ce règne et sa signification dans la vie du peuple de Dieu. Ce moment fut celui de l’une des transformations les plus considérables de son histoire, transformation qui porta tout à la fois sur son état politique, social et religieux.
Au point de vue politique, Israël, composé primitivement d’une douzaine de peuplades qu’unissaient une origine et une religion communes, venait de consolider son unité en instituant dans son sein un gouvernement monarchique. Ce changement politique n’avait pu manquer d’exercer une influence profonde sur l’état social de toute la nation. Le genre de vie du peuple avait été jusqu’alors agricole et pastoral ; l’existence d’une cour dans son sein amena graduellement une multiplicité de fonctions administratives et militaires toutes nouvelles. Au point de vue religieux, enfin, la relation du peuple avec son Dieu perdit le caractère immédiat qu’elle avait eu précédemment. Jusqu’alors l’Éternel était celui qui dirigeait personnellement la marche de la nation. C’était d’En haut que dans les circonstances graves Israël recevait la direction par le moyen mystérieux de l’Urim et du Thummim, consultés par le souverain sacrificateur. Maintenant il avait à sa tête un chef visible, un homme qui avait le droit d’imposer ses volontés. De la haute position qu’il occupait, il attirait sur lui les hommages rendus jusque-là au seul souverain invisible, et, s’il venait à s’égarer dans des voies de mensonge et de corruption, il pouvait aisément détourner son peuple de l’adoration du seul Jéhova et lui faire perdre ce caractère qui faisait de lui un peuple à part, distinct des nations idolâtres environnantes.
C’était donc à tous égards un moment très critique de l’histoire du peuple élu. Le plus grand serviteur de Dieu vivant à cette époque, Samuel, ne manqua pas de l’y rendre attentif. Nous lisons l Samuel 8.11-20 l’avertissement sérieux que ce prophète adressa au peuple à l’occasion de l’institution du gouvernement monarchique réclamé par les, chefs de la nation : « Voici, dit-il à l’assemblée du peuple, comment vous traitera le roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils et les mettra sur son chariot et parmi ses cavaliers, et ils courront devant son chariot ; il s’en fera des chefs de mille et des chefs de cinquante, et il les prendra pour labourer ses champs et récolter sa moisson et pour fabriquer ses instruments de guerre et l’attirail de ses chariots ; il prendra vos filles pour parfumeuses, pour cuisinières et pour boulangères. Il prendra vos champs, vos vignes et vos meilleurs oliviers et les donnera à ses serviteurs. Il prendra la dîme de vos champs et de vos vignes, et il la donnera à ses eunuques et à ses serviteurs ; il prendra vos serviteurs et vos servantes et l’élite de vos jeunes gens pour les employer à ses ouvrages ; il dîmera vos troupeaux, et vous serez ses serviteurs : alors vous crierez à l’Éternel à cause de votre roi que vous aurez élu ; mais l’Éternel ne vous exaucera pas ». Mais, ajoute l’historien sacré, « le peuple ne voulut pas écouter Samuel, et ils dirent : Non ; nous serons comme toutes les nations ; notre roi nous jugera et sortira devant nous et fera nos guerres ».
Cependant, par l’ordre de Dieu, Samuel renonça à son opposition et céda à la volonté arrêtée des tribus rassemblées qui réclamaient impérieusement le pouvoir royal. « Ce fut alors, dit le célèbre historien Duncker, que l’état patriarcal prit fin. Sans doute, la royauté fit entrer le peuple dans les voies nouvelles du mouvement civilisateur ; mais il eut aussi dès ce moment à porter la charge d’une vie de cour, telle que celle qui était établie en Égypte, en Phénicie, en Babylonie et en Assyrie ». Pour subvenir aux frais d’un luxe royal, semblable à celui des rois voisins, un lourd système d’impôts dut être établi ; des travaux forcés furent organisés ; le peuple devint taillable et corvéable à merci, selon les besoins croissants de la maison royale. À ce changement s’en joignit, comme nous venons de le voir, un autre non moins décisif. De peuple agricole et nomade, Israël se trouva tout à coup transformé en nation militaire et conquérante. Chaque mois, d’après 1 Chroniques 27.1 et suivants, vingt-quatre mille hommes à tour de rôle devaient faire le service. Il est dit expressément que ces corps d’armée se recrutaient parmi les fils d’Israël. Dès le temps de David, en effet, il ne s’agissait plus seulement de garder le pays de Canaan. Les nations voisines avaient été soumises et leurs contrées étaient annexées à l’État israélite. Ces peuples, devenus tributaires, devaient être maintenus dans l’obéissance. Il fallait pour cela entretenir chez eux des garnisons. Ce qui est dit de David 2 Samuel 8.13-14 : « qu’il mit garnison dans toute l’Idumée, » s’appliquait également aux autres territoires qu’il avait conquis, du Liban, au nord, jusqu’à la mer Rouge, au sud, et de l’Euphrate, à l’est, jusqu’à la Méditerranée, à l’ouest. « Les préfets de David, dit encore Duncker, avaient remplacé à Damas, en Ammon et en Édom, les anciens rois nationaux ». Le maintien de leur autorité exigeait de la part d’Israël un constant et lourd service militaire et de dures corvées.
Israël avait ainsi perdu la plus grande partie de ses franchises originaires ; mais, ce qui était bien plus grave, il avait perdu en même temps son contact immédiat avec l’Éternel et s’était placé sous la dépendance d’un maître humain, arbitraire et capricieux. Sous Salomon, en particulier, la masse du peuple se livrait à une admiration béate de la puissance et du luxe de ce jeune souverain, dont le faste inusité remplissait d’étonnement même les peuples étrangers, rapprochés ou éloignés.
C’est bien de ce milieu que nous parait être sorti le Cantique des cantiques. Tous les traits du tableau en sont continuellement tirés. Il n’y a pas jusqu’à la forme énigmatique en laquelle ils sont énoncés qui ne convienne à ce moment-là. En effet, nous savons que l’un des divertissements favoris auxquels se livrait la cour de Salomon était celui de l’énigme. L’historien Josèphe nous raconte que Salomon, s’étant lié d’amitié avec Hiram, roi de Tyr, les deux rois aimaient à s’envoyer des énigmes ; celui qui ne pouvait résoudre celles de l’autre avait à payer une amende. En général, Salomon l’emporta, mais seulement jusqu’au moment où Hiram découvrit un habile homme, nommé Abdémon, qui résolvait tous les problèmes venus de Jérusalem et, par les énigmes qu’il proposait, mettait en défaut la sagacité de Salomon et de ses sages. Le livre des Proverbes est en grande partie un recueil d’énigmes présentées sous diverses formes, dont là plus ordinaire est celle-ci : la première proposition d’une sentence présente une image ; par exemple
De l’eau fraîche pour un homme fatigué…
Des pommes d’or dans un vase d’argent ciselé…
Un anneau d’or au groin d’un pourceau…
Le fer aiguise le fer…
Puis la seconde proposition, qui est supposée séparée de la première par un intervalle destiné à laisser à l’auditeur ou au lecteur le temps de chercher le sens de l’image proposée, donne le mot de l’énigme :
Une bonne nouvelle venant d’un pays lointain.
Des paroles dites à propos.
Une femme belle et dépourvue de sens.
Un homme en aiguise un autre.
D’autres fois l’énigme se présente sous cette forme :
Il est trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi, et quatre que je ne comprends pas.
Il est quatre animaux très petits sur la terre, et cependant remplis de sagesse.
Il y a une race qui est pure à ses propres yeux et qui n’est point lavée de sa souillure.
L’auteur des Proverbes avait invité le lecteur, dès l’entrée du livre, à chercher la solution des problèmes :
et à comprendre les paroles des sages et leurs énigmes (chidot)
Il nous est raconté (1 Rois 10.1-3) que la reine de Séba, venue à Jérusalem, mit son plaisir à éprouver Salomon par des chidoth (énigmes), et qu’il n’y eut rien qu’il ne comprit. On voit par tout cela la place qu’occupait le jeu de l’énigme à la cour de Salomon, et, si le Cantique sort de ce milieu, on ne s’étonnera pas d’y trouver fréquemment des paroles d’un caractère énigmatique ou même de découvrir qu’il n’est tout entier qu’une grande énigme.
Voici, en détail, le cours du drame, tel que nous le comprenons, scène après scène :
Une jeune paysanne, nommée Sulammith, a été emmenée dans le palais de Salomon, pour entrer dans son sérail ; les jeunes filles qui le composent admirent sa beauté et chantent le bonheur d’être l’objet des attentions de ce souverain. La jeune fille commence à se rendre compte de la position critique où elle est tombée. Salomon paraît, loue sa beauté et lui promet de brillantes parures. En réponse aux flatteries du roi, Sulammith célèbre la beauté du berger qu’elle aime. Elle voudrait s’enfuir auprès de lui sur la montagne et faire paître son troupeau de chèvres dans le voisinage du sien. À mesure qu’elle se livre à ce doux rêve, il lui semble qu’il est lui-même présent, qu’il l’emmène dans la « maison du vin », le lieu où les jeunes hommes et les jeunes filles se divertissent ensemble. Puis bientôt, comme épuisée par la vivacité de l’émotion qui la domine, elle tombe dans une sorte de défaillance en suppliant les jeunes filles qui l’entourent, au nom de ce que la vie champêtre a de plus tendre et de plus gracieux, de respecter sa béatitude imaginaire et de ne pas réveiller son amour à la douloureuse réalité avant qu’il se réveille de lui-même. Plongée dans cet état de rêve extatique, elle raconte naïvement ce qui se passe en elle. Elle est dans la maison de sa mère ; son bien-aimé l’appelle ; son œil brille à travers le treillis ; en ce beau jour de printemps, il l’invite à une promenade. Sulammith refuse : elle a une tâche à remplir, elle doit garder les vignes, qui sont en fleur ; elle le renvoie au soir. Le soir venu, il ne reparaît pas ; elle suppose qu’il passe la nuit avec son troupeau sur la place de la ville ; elle va le chercher, elle est arrêtée par les hommes du guet ; enfin, elle le trouve et l’amène dans la chambre de sa mère. Là, jouissant auprès de lui d’un doux repos, elle demande de nouveau aux filles de Jérusalem de ne pas la tirer de sa béatitude d’amour jusqu’à ce qu’elle en sorte d’elle-même. Ici finit le premier acte du drame, à 3.5.
Le second contient une répétition de l’épreuve à laquelle est soumise sa fidélité, mais l’épreuve est singulièrement aggravée. Sulammith paraît assise sur un trône portatif, le palanquin magnifique que s’est fait le roi Salomon. Y est-il assis lui-même à côté d’elle ? C’est ce qui ne ressort pas clairement du texte. Le cortège royal s’avance, il est pompeux ; soixante guerriers, la garde royale, entourent ce trône portatif ; si l’on ne pense pas que le roi y est assis avec elle, il faut admettre qu’il l’attend pour l’introduire dans le palais à son arrivée.
Car il a décidé de lui donner en ce jour même le rang de reine, et il croit être sûr qu’elle ne se refusera pas à un pareil honneur ; il ne doute pas de parvenir ainsi à fléchir sa résistance. En présence de la foule qui remplit la place, il l’invite à descendre du trône fait de bois du Liban (voir au verset 9) où elle était assise comme sur le sommet d’un Hermon d’où l’on domine toute la contrée environnante (verset 8) ; elle est ainsi introduite dans le palais ; les expressions d’admiration et d’amour de Salomon deviennent de plus en plus passionnées. Sulammith n’y répond plus seulement, comme dans le premier acte, par l’indifférence ; elle ne voit que son bien-aimé absent, elle l’appelle en jetant au roi des regards pleins de fierté et même de dédain (Cantique 6.5 et Cantique 6.10). L’appel qu’elle lui adresse, Salomon se l’applique à lui-même. Il se croit tout près du but, il invite les amis qui l’entourent à s’associer à son bonheur en célébrant le banquet de noce (Cantique 5.11). Mais, ô surprise ! pendant qu’il se livre à la fougue de sa passion, sa captive lui échappe ; la voilà retombée dans un état semblable à l’extase du premier acte, état qui, d’après les opinions du temps, est un mal sacré et la met à l’abri de toute violence. Elle exprime elle-même la nature de cette crise en ces mots
Je suis endormie, mais mon cœur veille.
Dès ce moment, elle est de nouveau absorbée tout entière dans la vision qui ravit son cœur
Voix de mon bien-aimé !
Elle l’entend, il heurte à la porte ; sa tête est couverte de rosée, les boucles de ses cheveux sont humides « des gouttes de la nuit », sa main s’approche du verrou ; elle se lève pour lui ouvrir, il a disparu. Il ne reste de lui que la myrrhe qu’a distillée sa main sur le verrou. Elle se met à sa poursuite ; mais, cette fois encore, elle rencontre les hommes du guet qui la traitent plus durement que précédemment ; elle s’écrie d’un ton plaintif :
Ils m’ont frappée, blessée ; ils m’ont enlevé ma mantille, les gardes des murs.
Et alors elle fait appel à la sympathie des filles de Jérusalem. Celles-ci entrent dans sa pensée, comme on répond à un enfant qui parle en rêvant ou à une personne qui marche en état de somnambulisme :
Où est allé ton bien-aimé, ô la plus belle des femmes ? Que nous le cherchions avec toi !
Ici Salomon reparaît ; comme dans la première scène, il l’admire, tout en étant saisi de la noble fierté de son regard (Cantique 6.4,5,10). À l’ouïe de sa voix, se réveille dans la pensée de Sulammith le souvenir pénible de la circonstance qui a donné lieu à sa situation actuelle :
J’étais descendue au jardin des noyers pour voir les jeunes pousses de la vallée, pour voir si la vigne bourgeonnait, si les grenadiers fleurissaient. Je ne sais comment mon âme m’a poussée vers les chariots d’un peuple de prince.
C’est ce mouvement de folle curiosité qui a attiré sur elle les regards du cortège royal et ceux du roi lui-même. Au souvenir de cette faute qu’elle a commise, son regret devient si vif qu’elle se met à fuir, comme si elle était dans la situation qui se représente à sa pensée ; les jeunes filles qui l’entourent, charmées à cette vue, lui crient alors par quatre fois :
Reviens, reviens, ô la Sulammith3 ! reviens, reviens, que nous te regardions !
Elle répond modestement :
Que regardez-vous en la Sulammith ?
Elles répliquent :
Comme une danse de Mahanaïm.
C’est une allusion au passage Genèse 32.1-2, où ce mot désigne les deux chœurs d’anges, qui viennent à la rencontre de Jacob à son retour en Canaan. Elles comparent ainsi la marche légère de Sulammith à un vol gracieux, semblable à celui des anges.
Cet acte se termine par une double allocution amoureuse, l’une de Salomon pour Sulammith, dont il célèbre avec enthousiasme la beauté (dans la première partie du chapitre 7, du verset 6 au début du verset 9) ; l’autre de Sulammith pour son bien-aimé absent (depuis le verset 9, au milieu duquel elle coupe brusquement la parole à Salomon en s’adressant à son bien-aimé et en lui exprimant le vœu qu’il fût son frère, afin de pouvoir parcourir avec lui la campagne brillante de son éclat printanier et le ramener ensuite sous le toit maternel pour lui offrir les meilleurs fruits de son verger et être instruite de sa bouche de tout ce qu’elle a besoin d’apprendre). Après cet effort suprême de son impeccable fidélité, elle retombe encore une fois dans son état d’insensibilité, en priant que l’on respecte son repos (Cantique 8.4).
Le premier acte nous a fait assister au commencement de l’épreuve de Sulammith ; dans le second, nous avons contemplé cette épreuve parvenue à son apogée ; le troisième, 8.5-14, nous en présente le dénouement.
C’est d’abord un chant de victoire. Salomon, ayant rencontré chez sa captive une fidélité inviolable à son bien-aimé, s’est résigné à sa défaite. Il a renvoyé la jeune fille au milieu des siens. Rentrée dans son hameau, celle-ci a cherché, son berger, elle l’a trouvé dormant dans le verger, sous l’arbre où sa mère lui avait donné le jour. Avait-il oublié la douleur de la séparation ? Elle l’a réveillé, et maintenant, appuyée sur son bras avec une tendre confiance, elle s’avance, après une promenade dans la campagne, et revient avec lui à sa demeure. À ce moment, qui lui rappelle la redoutable lutte qu’elle vient de subir, elle éclate en un cri de joie et de triomphe, et célèbre la puissance invincible de l’amour, vraie flamme du ciel qui l’a soutenue dans cette épreuve :
L’amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme le sépulcre, une flamme de Jéhova !
Elle va même plus loin ; elle se rit des efforts tentés pour surmonter sa fidélité.
De grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour, ni les fleuves le submerger.
Enfin, elle jette un mot de dédain à celui qui a osé essayer de la séduire au moyen des attraits mondains :
Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison en échange de l’amour, on le repousserait avec mépris !
Quel contraste entre cette arrivée modeste et paisible dans l’humble hameau, et l’entrée en scène pompeuse et bruyante qui ouvrait l’acte précédent, quand Sulammith arrivait au palais de Salomon, à travers les rues de Jérusalem, assise dans le palanquin du roi et, entourée de sa garde ! L’auteur fait remarquer avec soin ce contraste, en employant 8.5 la même forme dont il s’était servi dans l’occasion précédente, 3.6 :
Qui est celle-ci, qui monte du désert ?
Nous avons remarqué dans le cours de l’écrit un certain nombre de paroles très bizarres qui paraissent vouloir faire entendre autre chose que ce qu’elles disent à proprement parler ; ainsi 1.6 : « Les fils de ma mère m’ont faite gardienne des vignes… Ma vigne, à moi, je ne l’ai pas gardée ». Ou bien encore 2.15 : « Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes ». Ou bien encore 6.12 : « Je ne sais pas comment mon âme m’a poussée vers les chariots d’un peuple de prince ». Enfin, dans la parole citée tout à l’heure, quand Sulammith raconte comment elle a réveillé son berger, à quoi bon relever et même répéter ce détail, en apparence insignifiant, que l’arbre sous lequel il dormait ainsi était celui « sous lequel sa mère l’avait enfanté » ? Toutes ces paroles renferment évidemment des sens cachés et donnent à supposer que le poème entier, tout en ayant pour point de départ la tentative amoureuse de Salomon, qui a échoué, a encore une autre portée, qui peut seule rendre compte de ces singularités.
Cette impression est rendue presque irrésistible quand on cherche à interpréter les trois énigmes expresses qui terminent le livre (Cantique 8.8-14). C’est premièrement une petite sœur de Sulammith, qui paraît tout à coup sans qu’elle ait eu aucune place dans le drame et sur l’avenir de laquelle se tient un conseil de famille versets 8 à 10). C’est ensuite un entretien de Sulammith avec Salomon lui-même, qu’elle mentionne comme absent, mais comptant sans doute que ses paroles lui seront rapportées (versets 11 et 12). Il s’agit du revenu de leurs vignes respectives. Que peut avoir à faire Sulammith avec le revenu du vignoble royal, et que peut avoir à faire le roi avec celui de la petite vigne de la jeune paysanne ?
Enfin, le moment du mariage semble arrivé. Le bien-aimé paraît avec ses amis de noce. C’est le pendant de la scène où Salomon, croyant être arrivé au but de ses désirs, invitait ses jeunes courtisans à prendre part à sa joie. Le berger demande à sa bien-aimée de leur chanter une de ces chansons par lesquelles sa voix les a si souvent ravis. Quelle plus douce préparation à l’union qui va se célébrer ? Mais, mystère des mystères ! ce chant est une invitation au bien-aimé à se retirer au plus tôt (verset 14).
Les exégètes se sont épuisés en efforts d’interprétation autour de cette étrange conclusion d’un poème d’amour.
Toutes ces circonstances conduisent forcément à penser que le Cantique des cantiques cache une pensée plus intime. Sans doute, l’interprétation d’Ewald a sa vérité ; mais l’auteur, en décrivant cet incident de la vie de Salomon, a eu une idée plus élevée.
Serait-il impossible que Salomon, après avoir renvoyé sa captive, réfléchissant, avec son esprit fertile en ingénieux rapprochements, à cette aventure émouvante de sa vie privée, ait été frappé d’une certaine analogie entre cet incident personnel et la grande histoire nationale dans laquelle il occupait une place si importante ?
Serait-il impossible que les personnages qui avaient été les acteurs de l’épisode amoureux, maintenant terminé, se soient agrandis et transfigurés à ses yeux comme acteurs d’une histoire plus élevée ? Que dans ce berger, qui possédait le cœur de Sulammith et qui avait en réalité rempli tout le drame sans y paraître visiblement, doué de toutes les qualités de bonté, de sagesse et de beauté, et dont l’amour avait rendu Sulammith capable de surmonter les plus puissantes séductions, il ait reconnu l’image du Berger céleste qui a choisi Israël pour son peuple particulier, qui l’a comblé de soins et qui de sa résidence invisible dirige incessamment son histoire.
Serait-il impossible qu’en songeant au caractère fastueux et licencieux de son règne et à l’influence corruptrice que tout cet étalage de richesse et de grandeur terrestre devait exercer sur le genre de vie jadis simple et patriarcal du peuple de Dieu, il n’ait point pu se soustraire à la conscience d’un rapport étrange entre le rôle qu’il venait de jouer à l’égard de Sulammith et celui qu’il jouait en ce moment même à l’égard d’Israël ?
Est-il impossible, enfin, que, dans la victoire remportée par cette énergique jeune fille, il ait vu l’image de celle que remportera finalement la fidélité d’Israël à son glorieux et saint monothéisme, sur les impures séductions des cultes idolâtres dont il est de toutes parts entouré ?
L’arrivée sur la scène de Sulammith au bras de son berger, qui paraît pour la première fois, représenterait dans la pensée du poète l’apparition finale messianique dans laquelle Jéhova se révélera comme le Dieu spécial d’Israël au milieu des hommes. Il n’y aurait naturellement ici nulle distinction entre une première et une seconde venue de Jéhova comme Messie. Tout est encore vague et général, comme il convient à un temps aussi reculé.
Cette supposition admise et les personnages du drame ainsi compris, les diverses scènes que nous avons contemplées prennent des proportions plus vastes et plus élevées, qui seules expliquent le souffle puissant qui anime tout le poème. Peut-être aussi trouverons-nous ainsi un sens à ces paroles énigmatiques qui déroutent le lecteur. qu’est-ce que ce rôle de gardienne de vignes auquel les frères de Sulammith l’ont assujettie ? Ne veut-elle pas parler par là du changement qui s’est opéré dans le genre de vie d’Israël, lorsqu’à la demande des chefs des tribus le peuple a passé du genre de vie agricole et pastoral à l’assujettissement d’un rude service civil et militaire ? N’est-ce point là ce qu’elle entend quand elle dit finement : « Le soleil m’a brûlée » ? Et « sa propre vigne qu’elle n’a pas gardée ! » Nous ne nous arrêtons pas ici au sens honteux qu’un grand nombre d’interprètes donnent à cet aveu. Les passages 6.11-12 et 7.12 (voir l’explication) montrent assez ce qu’elle entend par là : la terre de Canaan, qu’Israël avait reçue de Dieu comme « fille de prince » (Cantique 7.1), et que dans un mouvement d’imprudente précipitation il avait aliénée entre les mains d’un souverain terrestre. Ces petits renards qui dévastent les vignes, on a voulu y voir les galants qui rôdaient autour de Sulammith ; mais de tels renards, il eût fallu les chasser plutôt que les prendre. Ne représentent-ils pas plutôt les peuples voisins qui viennent piller le territoire d’Israël ? La faute que se reproche Sulammith de s’être laissé surprendre en s’approchant par curiosité d’un cortège princier, ne figure-t-elle pas avec délicatesse la tentation à laquelle a succombé Israël en voulant à tout prix avoir un souverain terrestre, comme ceux de tous les autres peuples ? qu’est-ce que cet arbre sous lequel elle a réveillé son bien-aimé, et qu’elle qualifie à deux reprises comme celui sous lequel sa mère l’a enfanté ? Ne semble-t-il pas que le poète fasse ici allusion à l’origine de la promesse messianique ? Au temps de la Sagesse juive à laquelle appartient le Cantique, on aimait à se reporter au berceau de l’histoire de l’humanité ; on comparait la sagesse créatrice (Proverbes 3.18 ; 8.22,30) à l’arbre de vie. C’est là ce qui explique le réveil du bien-aimé sous l’arbre où il a été enfanté. L’œuvre du salut messianique est née de la promesse prononcée par la sagesse divine au milieu des douleurs de la chute. Et le sommeil comme le réveil du bien-aimé font allusion au long délai de cette histoire et à la nécessité des prières d’Israël pour en accélérer la marche : « Vous qui faites souvenir l’Éternel, ne vous donnez point de repos, et ne lui laissez point de repos ! » Ainsi dit Ésaïe (Ésaïe 53.6 et Ésaïe 53.7).
Si réellement le poète fait ici allusion à l’origine du salut messianique, on ne peut s’étonner si, dans l’énigme de la petite sœur qui suit de près, il porte la pensée du lecteur sur sa destination universelle, d’après Proverbes 8.31, la Sagesse a mis dès le commencement son plaisir non pas seulement dans les fils d’Israël, mais, comme il est dit, « dans les enfants des hommes ». Salomon lui-même, en inaugurant le temple de Jérusalem, avait réservé expressément la place des païens qui viendraient adorer dans ce lieu sacré (1 Rois 8.41 et suivants). Sous son règne même arriva à Jérusalem, du fond de l’Arabie, une reine païenne dont la magnificence aussi bien que la curiosité, religieuse (l Rois 10.1) dut éveiller vivement l’intérêt du roi et de tout le peuple. En général, il est certain qu’un souffle universaliste et humanitaire très puissant régnait en Israël au temps de Salomon. Ce fait peut seul expliquer les traits extra-légaux qui ont caractérisé ce règne et le syncrétisme idolâtre par lequel il a fini. Avec tout cela nous pouvons comprendre la préoccupation de l’avenir des païens qui, selon nous, inspire au poète l’énigme de la petite sœur. Cette figure qui apparaît tout à coup est la personnification des peuples païens. N’ayant point encore, comme Israël, reçu la révélation de Jéhova et la promesse de son salut, les Gentils ne sont pas mûrs pour le grand parti à prendre, et leur avenir, soit glorieux, soit honteux, qui dépendra de leur décision, ne sera fixé que plus tard. En attendant, Israël, en vertu de la victoire décrite au verset 5, se donne à eux (verset 10) comme le modèle de la fidélité au vrai Dieu.
Le poète vient de rappeler l’antique origine du salut messianique ; il en a déclaré l’universelle destination. Il Jette maintenant ses regards sur l’Israël qu’il a présentement sous les yeux, et il exprime sa pensée à ce sujet dans une parole qui ressemble à un véritable logogriphe. La jeune campagnarde et le puissant monarque s’entretiennent ensemble an sujet de leurs vignobles respectifs, ce qui ne se comprend qu’à deux conditions : c’est, d’une part, que Sulammith ne soit pas seulement une personne particulière, mais représente le peuple d’Israël, au moins dans sa partie fidèle, et, d’autre part, que Salomon joue ici le rôle, non d’un simple individu amoureux, mais de représentant de la royauté israélite.
Il est advenu une vigne à Salomon en Baal-Hamon, dit Sulammith. Plusieurs interprètes pensent qu’il s’agit d’une petite ville à peine connue, nommée par les LXX Bélamon (Judith 8.3 ; les LXX rendent en effet, dans le Cantique, Baal-Hamon par Béélamon), et située peut-être dans la plaine de Jizréel. Mais l’expression en Baal-Hamon indique plutôt une contrée qu’une ville. Et que signifierait ici la mention d’un endroit si peu connu ? Il est plus conforme à la manière du poème de voir dans ce nom, qui signifie maître d’une multitude, une allusion aux vastes domaines et aux peuples nombreux que David avait conquis et légués à son fils. C’étaient, comme nous l’avons vu, au nord, la Syrie ; à l’est, les pays des Ammonites et des Moabites ; au sud, l’Idumée ; au sud-ouest, la Philistie. Tout ce territoire, allant de l’Euphrate à la mer Rouge et du désert syrien à la Méditerranée, est sans doute ce qu’entend Sulammith par le domaine advenu à Salomon, grâce aux victoires de son père. « Salomon, dit le livre des Rois, dominait sur tous ces royaumes…; ils payaient tribut, et ils lui furent assujettis tout le temps de sa vie ». Chaque mois, est-il dit encore, les intendants, établis par lui, lui fournissaient les vivres nécessaires en blé, en bétail, en gibier, en volaille. Tous ces peuples lui apportaient annuellement leur tribut en vases d’or et d’argent, en vêtements, en armes, en choses aromatiques, en chevaux, en mulets. Voir 1 Rois 4.21 et suivants ; 10.25, Les gardiens auxquels Salomon a confié son vignoble sont donc les préfets qui les gouvernent en son nom, et les mille pièces d’argent qu’ils sont tenus de lui apporter pour son fruit, représentent les tributs qu’ils ont à lui payer.
Mais que veut dire Sulammith, quand elle parle à Salomon de sa vigne à elle qui est devant elle ? Quel rapport, y a-t-il entre cette petite propriété privée et l’immense domaine du souverain ? On le comprend, si l’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut de la vigne de Sulammith qu’elle n’a pas gardée et qui n’est autre que Canaan, sa propriété, héritée de Dieu, qu’Israël a aliénée en se donnant un roi. Cette vigne est devant elle, dit-elle, d’après la traduction littérale ; il ne faut pas aller la chercher bien loin, comme celle de Salomon. Israël paiera le tribut au roi, tout comme les autres parties du domaine royal : « Les mille sont à toi ! » Seulement, elle réserve sur son tribut une allocation en faveur de ceux qui sont chargés d’en garder le fruit. Qui sont ceux-ci ? Salomon est assez intelligent pour ne pas s’y tromper. Ce sont ceux qui sont chargés, comme serviteurs du temple, de veiller à la célébration du culte et de travailler au maintien de l’adoration de Dieu et de la vraie piété en Israël. Sulammith veut dire : Ton peuple continuera à te payer tribut comme à son roi, et toi, de ton côté, tu seras tenu de pourvoir à l’entretien du temple et du culte. À César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu !
Quand Jésus dit aux principaux sacrificateurs, dans la parabole des vignerons (Matthieu 21.34) : « La saison des fruits étant proche, le maître de la vigne envoya ses serviteurs vers les vignerons pour recevoir les fruits de sa vigne », il entend évidemment par les vignerons les mêmes personnes que Sulammith désigne comme les gardiens du fruit de la vigne.
Taudis que Sulammith rend ainsi hommage au nom et en la place d’Israël à la souveraineté de Salomon, dont elle accepte franchement le joug, son bien-aimé s’est approché avec ses amis de noce dans l’espoir de célébrer enfin son union avec elle. C’est ici, comme nous l’avons vu, le pendant de la scène décrite 5.1, où Salomon, croyant avoir surmonté la résistance de sa captive, invite ses jeunes courtisans à célébrer un repas de réjouissance. Mais, comme l’espoir du roi aboutit à une déception, il en est de même de celui du berger. À sa prière de lui chanter une de ces chansons qui l’ont tant de fois charmé, lui et ses amis, elle répond par ce refus inattendu :
Fuis, mon bien-aimé, semblable à une gazelle ou au faon des biches, sur les montagnes des aromates !
On n’a donné de cette invitation à fuir, en ce moment si doux, que des explications inadmissibles. Ne s’en présente-t-il pas à notre point de vue une qui paraît satisfaisante ? Israël a maintenant un roi ; Salomon occupe le trône au sein du peuple élu. Ce n’est pas encore le moment de la réalisation de l’œuvre messianique ; le vrai berger, le bien-aimé de Sulammith, doit, pour un temps dont personne ne peut prévoir la durée, céder la place. Et pour se retirer où ? Il y a là tout près une montagne où s’élève un temple dans lequel est chaque jour offert par Israël un parfum qui l’embaume tout entier. Là est la hauteur parfumée où le roi divin, le bien-aimé de Sulammith, doit fixer sa résidence jusqu’à ce que la souveraineté de Salomon, du roi terrestre, ait pris fin, et que Jéhova lui-même puisse paraître, comme Messie pour consommer l’union décrite au verset 6 et que le prophète Osée avait annoncée en ces termes (Osée 2.19) : « Je te fiancerai à moi à jamais ; je te fiancerai à moi en justice et en jugement, en grâce et en tendresse. Je te fiancerai à moi en toute bonne foi, et tu connaîtras l’Éternel ».
Nous observions plus haut combien cette conclusion du Cantique, composée de pièces en apparence sans liaison, paraissait étrange. Peut-être l’explication que nous venons d’essayer, et qui repose sur un sens du Cantique bien supérieur à celui d’une simple aventure amoureuse, rendra-t-elle compte d’une manière un peu plus satisfaisante de l’enchaînement de ces quelques paroles incohérentes. La première (au commencement du troisième acte, verset 5), sur le bien-aimé réveillé par Sulammith, nous reporte à l’origine de l’œuvre messianique. La seconde, sur la petite sœur, versets 8 et 9, nous en fait entrevoir l’universelle destination. La troisième, sur les vignes de Salomon et de Sulammith, verset 11 et 12, nous en fait contempler la réalisation typique et provisoire la plus brillante. La quatrième, la fuite du bien-aimé, verset 14, fait comprendre les longs retardements que subira son accomplissement final, annoncé et figuré au verset 5.
Cette époque nous paraît fixée par le fait incontestable que la pensée de l’auteur se meut constamment dans les circonstances du règne de Salomon, comme dans un milieu qui lui est absolument familier. Ainsi que l’a dit Delitzsch, « il y a chez lui, sous ce rapport, une sûreté de coup d’œil telle, qu’on ne peut l’attendre que d’un poète contemporain ». La description si détaillée du palanquin de Salomon, avec son ciel d’écarlate, ses piliers d’argent et son siège d’or (Cantique 3.6-10), celle de la tour de David, à laquelle sont suspendus mille boucliers (Cantique 4.4), les images empruntées à la tour d’ivoire et à celle du Liban (Cantique 7.4), tout cela révèle le témoin oculaire de l’époque du grand roi, d’autant plus qu’immédiatement après le règne de Salomon survint, sous celui de son fils Roboam, l’invasion du roi d’Égypte Sisak, dont nous lisons, dans 1 Rois 14.26 et suivants, qu’il prit les trésors de la maison de l’Éternel et les trésors de la maison royale. « Il prit tout, il prit aussi tous les boucliers d’or que Salomon avait faits, » de sorte que Roboam fut réduit à les remplacer par des boucliers d’airain. Il est difficile de croire qu’après que ce flot dévastateur avait passé sur Jérusalem, il fût encore possible de parler de ces magnificences comme elles sont célébrées dans le Cantique.
Quant à la langue, Ewald déclare lui-même4 que l’on n’en peut rien conclure, les mots que l’on prétend venir du grec n’offrant aucune raison suffisante pour faire descendre la date de la composition du Cantique dans des temps postérieurs.
Si, comme nous l’avons montré, le Cantique des cantiques reflète d’un bout à l’autre la grande transformation politique, sociale et religieuse qui s’accomplissait en Israël sous le règne de Salomon, rien n’est plus naturel que de fixer sa date au moment où s’opérait ce changement si complet. Les grandes œuvres dramatiques ou lyriques sont ordinairement le contrecoup de quelque événement marquant, qui les a immédiatement précédées et accompagnées.
Ce ne saurait être sans raison sérieuse que les vieux savants juifs, ces hommes qui, surtout dans les questions relatives aux Écritures canoniques, n’agissaient pas étourdiment, ont attribué le Cantique à Salomon lui-même. Ils ont été jusqu’à accentuer dans ce titre la forme par laquelle on indique d’ordinaire en hébreu la composition par tel ou tel auteur. Au lieu du simple « de Salomon », ils ont dit plus expressément : « lequel est de Salomon ». Ce titre est d’autant plus remarquable que le contenu du Cantique, comme qu’on l’entende, ne présente rien de bien favorable à ce roi, et peut difficilement, par conséquent, lui avoir été attribué par simple hypothèse. Aussi de nombreux interprètes, qui y ont vu une satire à l’adresse du luxe et de la vie dissolue du monarque, l’ont-ils attribué à un ennemi de Salomon qui aurait vécu dans le royaume des dix tribus, après sa séparation d’avec Juda, et qui voulait stigmatiser le règne du grand roi. Ewald a même été jusqu’à se demander si, par le renvoi de Sulammith du palais de Salomon, l’auteur n’avait pas voulu figurer l’émancipation du royaume d’Israël du sceptre des rois de Juda, hypothèse qui se rapproche en quelque manière de notre mode d’interprétation. Mais, si le Cantique a été composé, comme nous le pensons, du temps de Salomon, il ne serait pas admissible qu’une pareille satire eût été publiée dans son royaume, et si notre interprétation de la parole de la Sulammith, 8.11-12, est la vraie, elle y fait acte de soumission fidèle à Salomon, ce qui exclut l’opinion d’Ewald.
Si le Cantique n’est pas d’un ennemi de Salomon, serait-il peut-être de l’un de ses amis, qui aurait voulu lui donner un avertissement au sujet de sa conduite illégale et licencieuse, par exemple d’un des prophètes qui ont raconté sa vie et qui en étaient sans doute les témoins scandalisés, Nathan ou Ahija (2 Chroniques 9.29), ou l’un des sages de sa cour, Ethan, Héman, Calcol ou Darda (1 Rois 4.31) ? Cette supposition serait plus admissible que la précédente, et peut-être pourrions-nous nous y ranger, si nous ne concevions pas encore la possibilité que Salomon lui-même eût composé cet écrit. Cela supposerait qu’il était un assez grand esprit pour s’élever au-dessus de lui-même et s’apprécier, lui et sa vie, avec une entière objectivité. Et pourquoi n’en aurait-il pas été ainsi ? On n’est pas, comme Salomon, le personnage dont le nom est connu du plus grand nombre des humains, sans être quelque chose d’exceptionnellement grand. À l’occasion de l’aventure amoureuse dans laquelle il venait de jouer le rôle humiliant qu’on a vu, il a pu se demander s’il n’y avait pas là pour lui comme une révélation de ses rapports avec l’Éternel, d’un côté, et avec le peuple élu, de l’autre. Ne s’est-il point dit qu’il jouait, comme souverain, à l’égard d’Israël, la nation chérie de Dieu, un rôle semblable à celui qu’il venait de jouer entre la Sulammith et son bien-aimé ? La forme de jeu appliquée au drame dans lequel il aurait représenté cette relation, serait conforme au tour d’esprit que nous connaissons chez ce roi, de même que le fond lui en était fourni par la crise que subissait Israël en ce moment même. Il fallait sans doute, chez Salomon, quelque chose d’extraordinairement élevé pour qu’il publiât de la sorte ce qu’il y avait de répréhensible dans sa vie ; mais, si l’on y pense bien, nul ne le pouvait aussi facilement que lui-même. Peut-être pouvait-il seul le faire et décrire cette humiliante déconvenue dont lui, le roi, s’était vu l’objet. De la part de tout autre, il y aurait eu là une sorte d’insulte à sa personne, d’un côté, il n’était pas assez vicieux et corrompu pour ne pas comprendre l’influence malfaisante qu’un règne comme le sien devait exercer sur le peuple élu ; mais, d’autre part, il n’était pas assez sérieusement repentant et revêtu d’une énergie suffisante pour pouvoir rompre avec ce train de vie, semblable à celui des rois ses voisins, et revenir aux mœurs pures et à la piété simple de sa jeunesse.
Nous croyons utile de rappeler quelques passages de nos livres sacrés, renfermant des images analogues à celles qu’emploie le Cantique des cantiques, et d’examiner encore quelques objections élevées contre notre essai d’interprétation.
1. Outre le passage d’Osée cité plus haut, nous rappelons le Psaume 63, où le psalmiste s’exprime ainsi :
Ô Dieu ! tu es mon Dieu ; je te cherche au point du jour ; mon âme a soif de toi… Ta grâce est meilleure que la vie ; mon âme est rassasiée comme de moëlle et de graisse…, quand je me souviens de toi sur ma couche…; mon âme s’est attachée à toi, et ta droite me soutient.
Puis, surtout, le commencement d’Ésaïe 5, dont le rapport avec le Cantique des cantiques est frappant :
Je veux chanter pour celui que j’aime (Lijedidi) le cantique de mon bien-aimé (Dodi) sur sa vigne. Celui que j’aime avait une vigne sur un coteau fertile ; il la planta de ceps exquis,… et il s’attendait à ce qu’elle produirait des raisins ; mais elle a produit du verjus. Maintenant donc, habitants de Jérusalem et hommes de Juda, jugez, je vous prie, entre moi et ma vigne !
Comme, dans le Cantique, la terre de Canaan est la vigne de la Sulammith, ici, où il s’agit de la conduite des hommes, ce sont les habitants du pays que représente cette vigne. Comme, dans le Cantique, 8.11, se lit l’expression étrange : une vigne est advenue (kérem haja), la même expression se retrouve dans Ésaïe ; comme le titre du Cantique est Schir, ainsi le prophète désigne de ce même nom le passage que nous venons de citer, quoiqu’il se trouve au milieu d’un recueil de prophéties. Comme Sulammith appelle dans tout le poème le berger Dodi (mon chéri), Ésaïe désigne de ce nom Jéhova lui-même. Il n’y a pas jusqu’à l’expression Jedidi (celui que j’aime) qui ne semble être un écho du milieu d’où est sorti notre poème. Car Jedidja (celui que Jéhova aime) était le surnom que Nathan avait donné au jeune Salomon. En face de ces diverses analogies il semble difficile de douter qu’Ésaïe, dans le passage qui nous occupe, ait eu en vue le Cantique des cantiques, et s’il en est ainsi, il est évident qu’il lui a attribué lui-même le sens supérieur que nous avons exposé, et c’est ce qu’ont certainement fait comme lui les savants juifs qui lui ont donné une place dans un recueil d’un caractère essentiellement religieux.
2. On trouve invraisemblables les nombreux états d’extase dans lesquels tombe la Sulammith. Mais, comme l’a prouvé Renan, ces visions du bien-aimé comme d’un être réel et présent, sont choses reçues dans les poèmes orientaux. Et la Sulammith caractérise elle-même la nature de ces états extraordinaires, quand elle dit, 5.2 « Je suis endormie, mais mon cœur veille ».
On prétend encore qu’en Orient les fiançailles entre deux jeunes gens n’étaient point affaire de libre amour, mais qu’il y fallait un contrat exprès de vente pour lequel la jeune fille n’était consultée qu’une fois l’affaire décidée et pour la forme ; or, rien de semblable dans le Cantique. Mais, en tout cas, l’auteur ne pouvait heurter de front les mœurs de son temps, qu’il connaissait certainement mieux que nous. Il faut donc croire que la simplicité de la vie dans les campagnes ne comportait pas toujours de pareilles cérémonies, et que, pour s’aimer et se promettre, un contrat en forme n’était pas absolument nécessaire.
On dit encore que le fait qui, selon nous, doit avoir occasionné l’incident qui sert de point de départ à tout le poème n’est qu’insuffisamment indiqué 6.12, passage obscur qui donne lieu à des interprétations variées. Mais c’est le contraire qui est vrai ; la plupart des interprètes (même ceux qui suivent des modes d’interprétation tout différents, comme Zöckler, Delitzsch, Oettli, Bruston) s’accordent à lui trouver le sens au mieux exprimé par Renan en ces termes : « Imprudente ! voilà que mon caprice m’a jetée parmi les chars d’un cortège de princes ». Cette parole est réellement la clef de l’incident qui sert de base à tout le drame. Elle explique ce qu’entend la Sulammith par la faute qu’elle a commise et par le reproche qu’elle s’adresse de n’avoir pas gardé sa propre vigne (Cantique 1.6).
On dit encore : Si le Cantique était un drame, l’indication des acteurs ne pourrait manquer dans le texte. Il est vrai, à supposer que le drame fût fait pour être joué ; mais on l’a dit : les Hébreux ne paraissent pas avoir possédé le théâtre, et le poème a été composé pour être lu comme divertissement de société, plutôt que pour être joué. L’auteur, quel qu’il ait été, en fut probablement lui-même le lecteur, et il pouvait faire ressortir le changement des personnages en variant le mode de prononciation et le son de la voix. Ainsi, en particulier, dans les deux ou trois occasions où la Sulammith interrompt Salomon et termine la phrase commencée par le roi, en substituant à la pensée de celui-ci la sienne propre, adressée à son bien-aimé (comparez 1.11-12 ; 4.16 ; 7.9).
On reproche enfin à notre interprétation « les prodiges d’ingéniosité dont elle abonde ». Mais quand on compose une énigme, on y met toujours une certaine ingéniosité, et, pour la résoudre, il est bien impossible de n’en pas faire autant.
Qu’il nous soit permis de terminer en citant une parole de l’un des derniers écrivains qui ont traité ce sujet. Voici comment s’exprime M. Driver, dans son Introduction à la littérature de l’Ancien Testament (1896), page 485 : « L’explication typique (l’écrivain entend par là celle que nous présentons) est parfaitement compatible avec la conception d’Ewald ; celle-ci est même par là essentiellement améliorée. Le fidèle amour de l’héroïne figure, dans ce cas, l’amour pour Dieu. Et dans la personne de Salomon, nous trouvons représentés, conformément aux circonstances historiques et au caractère de ce roi, les charmes séduisants du monde qui ne sont pas capables de détourner de Dieu les cœurs qui lui sont attachés par une foi sincère ». N’est-ce pas là comme le résumé de la pensée que nous avons trouvée dans le Cantique ?
Nous n’affirmons pas que ce soit là le sens du Cantique ; mais c’est un sens, et un sens digne d’un livre qui a trouvé accès dans le recueil sacré de l’Ancien Testament, un sens qui nous permet de lui maintenir sa place dans le trésor des révélations israélites.