Il y a des maximes proverbiales qui sont dues à l’observation et au fin bon sens de la foule ; ce sont celles que le livre des Proverbes appelle « la sagesse qui crie dans les rues ». Il en est d’autres qui sont le produit des expériences formulées par quelque sage qui, du sein de sa retraite, observe le mouvement des choses, soit dans la société, soit dans la nature, et en consigne le résultat dans chaque cas particulier. Ces deux genres de sentences réunis forment le contenu du livre des Proverbes. Le second seul remplit celui de l’Ecclésiaste. Il se développe tôt ou tard chez tout peuple civilisé ; on se rappelle ici les sept sages de la Grèce ; les littératures turque et japonaise en offrent de riches exemples.
Ces réflexions, que nous reproduisons librement d’après l’écrit de M. Baumgartner sur la Poésie gnomique juive, 1886, s’appliquent tout particulièrement au livre biblique que nous avons maintenant la tâche difficile d’étudier. Le titre hébreu Kohéleth est un participe qui signifie prédicatrice. Par là on a pensé que l’auteur entendait la Sagesse divine dont il est parlé au chapitre 8 des Proverbes, et dont nous trouvons l’éloge dans notre livre lui-même (7.11-12 ; 9.13-18). Cependant kohéleth est en général traité dans cet écrit comme un substantif masculin, et les expériences douloureuses que l’auteur a faites (chapitres 1 et 2), quand il demandait le bonheur aux satisfactions de la vie, ne peuvent s’appliquer à la Sagesse divine. Nous devons donc songer plutôt à un penseur et à un auteur humain et expliquer la forme féminine du titre comme un féminin désignant la dignité, l’office, ainsi que cela se trouve quelquefois dans les écrits bibliques postérieurs (sophéreth, le scribe, dans Esdras 2.55 ; pokédeth, le preneur, dans Néhémie 7.59 et Esdras 2.57). Le sens de kohéleth serait d’après cela la prédication personnifiée.
Qui est ce prédicateur ? Le titre semble dire que c’est Salomon, ce que paraissent au premier coup d’œil confirmer la parole 1.1 : « Moi, l’Ecclésiaste, j’ai été roi à Jérusalem », et la description de la magnificence, des jouissances de toute sorte, de la vie luxueuse que s’est accordées l’auteur (chapitres 1 et 2), aussi bien que de la sagesse qu’il a cultivée avec tant de soin (1.16-17). Mais l’expression même : « J’ai été roi », ne permet guère de penser à Salomon lui-même ; car Salomon ayant été roi jusqu’à sa mort, il ne pouvait lui-même parler de son règne comme d’une chose passée. L’auteur dit encore, 2.9 : « Je devins grand, toujours plus grand, plus que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem ». Or, Salomon n’avait eu qu’un prédécesseur à Jérusalem, David. Cet unique exemple ne pourrait justifier l’expression « tous ceux ». De plus, l’état de désordre social dont ce livre offre le tableau ne peut s’appliquer aux quarante années du règne de Salomon, qui ont été une époque d’ordre et de prospérité sans pareille. La situation supposée dans tout le livre est bien plutôt le triste état du peuple sous la domination persane, tel qu’il ressort des livres d’Esdras et de Néhémie. Enfin, le livre abonde en termes qui n’appartiennent qu’à une époque bien postérieure au temps de Salomon et dont on ne retrouve des analogues que dans les tout derniers écrits de l’Ancien Testament, ceux qui sont postérieurs à l’exil, comme Esdras, Néhémie et en particulier le prophète Malachie. À tous égards, pour le fond comme pour la langue, l’Ecclésiaste n’a son pareil que dans l’écrit de Malachie : culte cérémonial fidèlement pratiqué extérieurement, mais sans piété intérieure ni vraie crainte de Dieu ; argumentation par voie d’interrogations humiliantes et poignantes. « De tous les livres de la Bible, dit le savant Ewald, c’est celui de Malachie qui ressemble le plus à l’Ecclésiaste ». Il n’y a pas jusqu’au terme d’ange de l’Éternel, pour désigner le souverain sacrificateur, qui ne soit commun à ces deux écrits, et à eux seuls (Ecclésiaste 5.6 et Malachie 2.7). Ces indices sont suffisants pour prouver que ce ne peut être le roi Salomon qui a écrit cet ouvrage.
D’où vient donc qu’il lui soit attribué dans le livre ? Salomon, tenu pour l’auteur des Proverbes, était envisagé comme le représentant de la Sagesse, dont il avait tracé l’admirable tableau (Proverbes chapitre 8). Les sages qui écrivaient après lui n’étaient que les continuateurs de son œuvre. L’un d’eux, l’auteur anonyme de l’Ecclésiaste, voulant faire ressortir avec force la vanité des biens de la terre, met ses méditations dans la bouche de l’homme qui, ayant possédé ces biens au plus haut degré, avait pu faire, comme aucun autre, l’expérience de leur insuffisance pour procurer le bonheur, d’autant qu’à la jouissance de tous les plaisirs et de tous les divertissements, de la richesse et de la gloire, il avait joint la possession d’une science, d’une sagesse et d’un génie incomparables. Mais, tout en mettant dans sa bouche ce qu’il veut dire au monde qui l’entoure, le prédicateur a soin de faire entendre, par les paroles que nous avons citées, que ce n’est là qu’une forme littéraire et qu’il n’a nullement voulu se faire passer pour le vrai Salomon.
Cette manière de voir, qui est maintenant généralement admise, n’a point été, nous le reconnaissons sans peine, celle de l’antiquité juive. Alors, sans doute, on était loin de s’entendre sur la valeur spirituelle et morale de l’Ecclésiaste. Bien des docteurs, l’école de Schammaï en particulier, se demandaient si ce livre, qui, à ce que l’on pensait, avait été reçu au nombre des écrits canoniques par les mêmes gens d’Ézéchias qui s’étaient occupés de compléter le livre des Proverbes (Proverbes 25.1), méritait bien cet honneur, et s’il ne convenait pas de le reléguer parmi les Apocryphes. On lui reprochait de renfermer des contradictions, d’exprimer des sentiments dangereux, propres à scandaliser les faibles et à miner les croyances en l’immortalité de l’âme et en la vie à venir. Ce ne fut que grâce à sa conclusion, où est fermement proclamée, en fin de compte, la nécessité absolue de la crainte de Dieu, que les soixante et douze rabbins qui composaient le synode de Jabné, l’an 90 de notre ère, le déclarèrent solennellement digne de figurer parmi les écrits sacrés. Mais personne, dans ces temps-là, ni l’école de Schammaï, ni celle de Hillel, ne doutait aucunement qu’il eût Salomon pour auteur. Le Cantique des cantiques passait sans contestation pour être un fruit de la jeunesse, les Proverbes de l’âge mûr, l’Ecclésiaste de la vieillesse de Salomon. On s’était laissé prendre par la fiction, assez transparente cependant, que nous avons signalée, et d’ailleurs on n’avait, à cette époque, absolument aucun sens pour l’étude comparée des monuments littéraires qu’un peuple a pu élever dans les diverses périodes de son histoire. Il faut descendre jusqu’à Luther pour trouver un pressentiment de la vérité. Dans ses « Propos de table », il déclare que l’Ecclésiaste est l’un des plus jeunes livres de l’Ancien Testament et qu’il est peut-être de Jésus, fils de Sirach, l’auteur de la Sapience.
Le sage juif se demande, non, comme le philosophe grec, quelles sont l’origine et l’essence des choses, mais quel est le vrai bien, comment organiser sa vie de manière à réussir dans son travail et à en retirer un profit réel. Sa sagesse est de nature pratique. Sans doute, les commandements de Dieu ont répondu à cette question, et les Proverbes ont précisé cette réponse, en l’appliquant en détail aux différentes situations de la vie, et cela devait suffire à l’Israélite pour les époques d’ordre et de prospérité telles que le temps de Salomon ou de ceux de ses successeurs qui ont fait régner la justice et la piété en Israël encore maître de son sort (Josaphat, Ézéchias, Josias). Mais d’autres temps étaient arrivés. Israël, devenu cananéen par son idolâtrie, avait été livré par Dieu à ses puissants voisins, comme les Cananéens l’avaient été autrefois à Israël. De retour dans son pays après la captivité, il n’avait point recouvré son indépendance ; il était resté soumis aux souverains persans, qui avaient succédé dans l’empire du monde aux conquérants babyloniens. Rien de plus triste et de plus décourageant pour les Juifs pieux et croyants que le spectacle qu’offrait alors l’état du peuple qui s’envisageait comme le peuple de Dieu. C’est à ce moment que nous devons nous représenter l’auteur de l’Ecclésiaste méditant sur le spectacle dont il est témoin. Ce n’est plus le temps du règne de la foi naïve, aux besoins de laquelle répondait jadis la sagesse calme des Proverbes. Les doutes sur la Providence ont surgi, pour le Juif qui réfléchit. En face des apparences contradictoires, toujours changeantes, souvent injustes, profondément douloureuses pour le cœur du fidèle, que penser, que croire, qu’espérer ? En face de la vie du monde, cette grande « foire aux vanités », où tout se croise, se combat, n’apparaît que pour briller un moment, puis s’évanouit à toujours, où nous-mêmes sommes emportés par ce torrent vers l’abîme sans retour, que faire, que penser ? Y a-t-il, malgré tout, au fond de ce va-et-vient continuel, quelque chose de réel, un bien solide, pour lequel il vaille la peine de vivre, de travailler et de souffrir ? Où le trouver, ce bien véritable, et comment l’obtenir ? Les jouissances sensuelles, les plaisirs, les ris, les satisfactions du luxe, laissent le cœur vide ; la sagesse ne parvient à se rendre compte de rien ; les richesses, on les augmente avec peine, pour les laisser à un paresseux qui les dissipera follement ; la justice ne se trouve pas même chez les juges ; la folie habite chez les princes et ceux qui les entourent ; la pratique du bien, ce n’est pas elle qui triomphe le plus souvent ; ce sont les méchants.
Ces différents sujets et beaucoup d’autres, l’auteur ne les traite pas systématiquement, chacun à part, de manière à les épuiser l’un après l’autre ; il passe incessamment de l’un à l’autre ; il revient sur ses pas ; il en parle selon qu’ils se présentent à sa pensée, pêle-mêle, comme il les voit en contemplant la vie humaine. De temps en temps, cependant, comme essoufflé de cette course haletante, il s’arrête, il reprend pied sur le rocher de sa foi en un Dieu juste et bon. De tels points de repos se trouvent surtout 2.24-26 ; 3.11-14 ; 3.22 ; 5.18-20 ; 9.7-10 ; enfin, le point de repos définitif, 12.14-16.
Pour trouver le bien et en jouir, l’homme n’a qu’à ne point se proposer un but tiré de sa propre volonté ; car ce but pourrait lui échapper ; et même s’il venait à l’atteindre, la mort l’en priverait bientôt. Il ne doit se proposer ni de jouir le plus possible, ni de posséder le plus possible, ni de comprendre toute chose le mieux possible ; il doit se borner à se conformer à chaque instant à ce qui indique la direction divine, à accomplir le devoir de chaque jour tel que la sagesse suprême le lui trace, en se rappelant le compte final qu’il aura à rendre, et, sur cette voie docile et humble, à jouir paisiblement de tous les biens que Dieu a préparés pour l’homme, s’il sait les recevoir avec modestie et sans prétention.
Voilà la sagesse de l’Ecclésiaste pour les temps fâcheux, comme les Proverbes étaient la sagesse des temps d’ordre et de repos. C’est là le seul moyen d’obtenir, au milieu de tant de causes de trouble, de doute et de souffrance, la plus grande somme de bien possible. L’auteur donne successivement la parole à tous les doutes, à mesure qu’ils s’élèvent en son esprit, et de temps en temps leur répond provisoirement, en attendant la solution suprême, celle du jugement final de toutes les actions humaines. Nous ne voyons pas d’autre plan dans la marche de l’Ecclésiaste.