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L’habitude s’est imposée d’intituler la première partie du Nouveau Testament  : les Quatre Évangiles. En fait, jusqu’au quatrième siècle, les chrétiens parlaient uniquement de l’« Évangile » ou, en hébreu, Bessora (et en araméen Bessorta), l’unique Annonce de Iéshoua‘ bèn Iosseph, distinguant ses quatre parties par référence à leurs auteurs, selon Matyah (Matthieu), selon Marcos (Marc), selon Loucas (Luc) et selon Iohanân (Jean). Ces quatre livres reflétaient en effet la tradition orale, puis écrite, des faits, des paroles et des gestes de la vie, de la mort et du réveil de Iéshoua‘ bèn Iosseph.

La similitude de structure des Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc), aussi bien que leurs divergences occasionnelles, même à l’intérieur des textes parallèles, a inspiré l’hypothèse de l’utilisation réciproque, avancée pour la première fois par saint Augustin. Celui-ci supposait que Matthieu aurait, le premier, écrit son évangile ; Marc l’aurait résumé, tandis que Luc se serait servi de l’un et de l’autre. Au début du IIe siècle, Papias, évêque de Hiérapolis en Phrygie, avait écrit, selon Eusèbe (Histoire ecclésiastique, III, 39, 6), que « Matthieu recueillit les paroles en langue hébraïque ; chacun les interpréta comme il pouvait ». Ce témoignage ne manque pas d’ambiguïté. On s’est fondé sur lui, cependant, pour parler d’un évangile primitif écrit en araméen ou en hébreu, qui serait à la source de nos évangiles actuels. Dans l’ensemble, cependant, l’opinion encore la plus répandue est celle qui admet la théorie des deux sources, l’une consistant dans l’Évangile de Marc, l’autre dans un document disparu, fait surtout de logia ou « paroles » de Iéshoua‘, que l’on désigne par le sigle Q, de l’allemand Quelle, source.

S’appuyant sur une rétroversion en hébreu des Évangiles, Robert L. Lindsey, suivi par David Flusser, revient à la thèse traditionnelle selon laquelle Matthieu est le premier des évangélistes.

L’opinion traditionnelle, elle encore, attribue le premier évangile à l’apôtre Matthieu (Mt 10,3 ; Mc 3,18 ; Lc 6,15 ; Ac 1,13), un publicain ou collecteur d’impôts (Mt 9, 9), que Marc (2,13) et Luc (5,27) appellent Lévi, et dont le nom hébreu était Matyah, diminutif de Matatyah ou de Matanyah, en araméen Mati ou Mataï. Il va sans dire que les critiques qui attribuent à ce livre une composition tardive ne voient dans ce nom qu’un procédé pseudépigraphique, l’auteur réel ayant voulu mettre son œuvre sous le patronage d’un apôtre. Certains font de cette œuvre le résultat du travail d’une équipe, appelée par eux « école de Matthieu ».

La même incertitude règne parmi les exégètes quant à la date de l'œuvre, qu’ils fixent selon leurs tendances entre 60 et 115, date à laquelle Ignace d’Antioche cite le livre. Mais il semble qu’il faille retenir ici pour l’essentiel la thèse de John A. T. Robinson (Redating the New Testament, Londres, 1976) dont l’argumentation se fonde sur l’importance de 70, année de la destruction du Temple de Jérusalem. L’évangile de Matthieu n’aurait pu être écrit après cette date sans parler explicitement de cet événement.

On ignore le lieu de composition de ce livre. On suppose qu’il est né en milieu judéo-chrétien, imprégné d’influences et de coutumes bibliques, mais où le grec était ordinairement parlé. Des exégètes ont suggéré la ville d’Antioche en Syrie, d’autres ont parlé de la Phénicie.

Iohanân le dit parfaitement : Tout cela a été écrit pour que vous adhériez à Iéshoua‘, le messie, bèn Elohîms, et pour qu’en adhérant vous ayez la vie en son nom (Jn 20,31). Nous ne sommes donc pas en présence d’un livre d’histoire froidement objective, mais d’une Annonce, d’un kèrygma, qui engage les adeptes de Iéshoua‘ dans un combat à la vie, à la mort, dont dépend le salut d’Israël comme celui du monde.

Matthieu, en 1071 versets, résume la vie de Iéshoua‘, de sa naissance à sa mort, en insistant sur ce qui, dans cette vie, lui paraît être l’essentiel : son activité publique et sa mort. Les quatre derniers jours de l’existence de Iéshoua‘ sont racontés en 413 versets, les trente-trois ans qui précèdent l’étant en 658 versets.

En voici la structure :

  1. Généalogie et naissance de Iéshoua‘ : ch. 1 et 2.
  2. Iohanân et l’immersion de Iéshoua‘. Retraite au désert : 3,1 à 4,11.
  3. Action publique de Iéshoua‘ en Galilée et dans les régions avoisinantes : 4,12 à 20, 34. Cette section renferme quatre discours :
    1. Sermon sur la montagne : 5,1 à 7,29.
    2. Instructions aux adeptes : 11,5-42.
    3. Sept paraboles : 13,1-52.
    4. Règles de vie pour les adeptes : ch. 18.
  4. Iéshoua‘ à Jérusalem : ch. 21 à 25.
    1. L’entrée messianique à Jérusalem : 21,1-22.
    2. La prédication messianique : 21,23 à 22,46.
    3. Contre les scribes et les pharisiens : ch. 23.
    4. Cinquième discours : la fin arrive : ch. 24 et 25.
  5. Passion, crucifixion et relèvement de Iéshoua‘ : ch. 26 à 28.

Systématique dans la composition générale de son œuvre, Matthieu l’est aussi dans sa manière de regrouper les thèmes : Iéshoua‘, évoqué dans les chapitres 5 à 7 en tant que grand maître de justice, est présenté, en un second volet décrivant dix miracles, comme un incomparable thaumaturge (8,1 à 9,34). La tension qui oppose Iéshoua‘ aux autres familles spirituelles d’Israël est analysée en deux sections séparées (11,2 à 12,50 ; 21,23 à 23,39).

Caractéristique est aussi le constant recours de Matthieu à la Bible hébraïque qui est pour lui le terme de référence suprême, d’où Iéshoua‘ tire toute son authenticité et toute sa légitimité. Tout est advenu pour accomplir ce qu’a dit IHVH-Adonaï par son inspiré (1,22) ; cette formule revient, à quelques variantes près, en onze occurrences. Matthieu cite la Bible plus de soixante fois, sans compter les innombrables allusions qu’il y fait sans la mentionner explicitement ; pour son auditoire averti, une simple phrase, un simple mot renvoient à la matrice biblique dont tout le Nouveau Testament porte l’ineffaçable empreinte.

Même s’il la cite en grec, dans la version des LXX, ou librement en traduisant lui-même un texte qu’il connaît à peu près par cœur comme tous les lettrés d’Israël, l’auteur est très certainement imprégné d’hébraïsme. On le sent presque à chaque mot : même s’il écrit en grec, même s’il connaît bien l’araméen, il pense tout d’abord dans la langue de la Bible, en hébreu. Les parallélismes qui caractérisent le style de la Bible hébraïque sont cultivés par Matthieu au point de devenir un procédé. La comparaison entre Matthieu 7,24-27 et Luc 6,47-49 est significative à cet égard. Parallélismes, chiasmes, inclusions, recours aux mots ou sentences agrafes révèlent avec évidence un auteur hébreu, vivant en milieu judéen de l’enseignement de la Bible et des traditions des rabbis. Béda Rigaux l’a écrit très justement : « L’humus du premier évangile est sémitique, vétéro-testamentaire et palestinien. »

Ces caractères se décèlent aussi dans l’emploi que Matthieu fait des nombres 2, 3, 5, 7. Il définit trois tentations ou épreuves (4,1-11) ; trois plantes : menthe, cumin, fenouil ; trois vertus : justice, matricialité, adhérence ; trois exemples de justice : justification, prière, jeûne (6,1-18) ; trois prières à Gat-Shemani (26,39-44) ; trois reniements de Petros (26, 69-75) ; trois sentences sur l’arbre et ses fruits ; il relate l’immersion de Iéshoua‘ en trois strophes de trois stiques et de neuf verbes parmi une trentaine de séries dominées par le nombre trois.

Le sept, chiffre parfait pour les Hébreux, revient très fréquemment sous sa plume : caractéristique est la triple série de quatorze (7 x 2) générations des ancêtres de Iéshoua‘, correspondant aux multiples septénaires de l’Apocalypse.

La matière propre de Matthieu ne comprend pas seulement la aggada midrashique de la communauté messianique naissante, mais bon nombre de textes messianiques interprétés dans des perspectives chrétiennes, selon une exégèse qui reflète souvent la méthodologie propre aux rabbis de Judée. Matthieu met l’accent sur l’annonce apocalyptique et eschatologique des triomphes ultimes d’un messie de gloire (voir notamment 25,31-46). Son annonce, de tous ses feux, éclaire la personne de Iéshoua‘ bèn Iosseph, en qui il reconnaît le mashiah sidqenou, le « messie de notre justification ». Suivant des procédés fréquents dans l’exégèse rabbinique, Matyah adapte, librement parfois, le texte prophétique qu’il cite dans le sens de la vérité qu’il veut enseigner.

Matthieu, davantage que Marcos, décrit en Iéshoua‘ la majesté du messie de gloire. Il le fait par touches imperceptibles, éliminant de son récit tout ce qui peut rappeler cette humanité sur laquelle Marcos, au contraire, insiste souvent. Il situe son messie sur un plan résolument surnaturel ; il souligne la grandeur de ses miracles qui le placent bien au-dessus de ses disciples et des foules : Ceux-ci « s’approchent » de l’Adôn et ce verbe revient 52 fois dans Matthieu alors qu’on le trouve seulement 10 fois dans Luc, 5 fois dans Marc et 10 fois dans les Actes. Les adeptes « se prosternent » devant lui, et ce verbe revient à treize reprises chez Matthieu, selon le nombre des attributs par lesquels IHVH-Adonaï se révèle à Moshè (Moïse) en Ex 34,6-7. Iéshoua‘ est décrit comme le maître de justice, le rabbi miraculeux, le serviteur souffrant, le vainqueur enfin de la mort et du diable. Sa résurrection le situe à la droite de IHVH-Adonaï Elohîms et confirme sa vocation de sauveur d’Israël et de l’humanité.

Le nom de Iéshoua‘ bèn Iosseph revient cent cinquante fois sous la plume de Matthieu et quatre-vingt-une fois sous celle de Marc et celle de Luc. Il signifie en hébreu Yah sauve ; il est celui qui sauvera son peuple de ses fautes (Mt 1,21). Mais Iéshoua‘ est aussi pour l’évangéliste le Rabbi et l’Adôn, ce nom revenant quatre-vingts fois dans Matthieu. Le fils de l’homme, le sauveur annoncé de l’humanité et d’Israël, la chrétienté naissante, à la suite des évangélistes, voit en lui le fils d’Elohîms. Cette expression en hébreu (Bèn Elohîms) n’a pas et ne peut pas avoir le même sens qu’en grec (huios tou theou). En hébreu, le mot Bèn exprime une dépendance qui souvent n’est pas celle d’une filiation biologique. Par surcroît, dans l’univers biblique, Elohîms est le père non seulement de tout homme mais de toute créature, de tout objet.

Pour le Grec, au contraire, les dieux ne sont pas créateurs mais procréateurs, et huios désigne uniquement un lien de filiation biologique, celui du fils à son géniteur. Ainsi, derrière les questions de sémantique, il est nécessaire de percevoir les différences de la pensée et de son expression chez les Hébreux et chez les Grecs. Mais toute lecture du Nouveau Testament, y compris du Corpus paulinien, souligne bien l’unité de l’univers spirituel et culturel des Hébreux, efface des frontières que les rivalités religieuses, aggravées par les grandes tragédies de l’histoire, avaient édifiées entre le monde juif et le monde chrétien.

Restitué à son contexte historique et à son substrat sémitique, le Nouveau Testament, sans rien perdre de sa substance théologique, prend tout le relief d’une irrésistible authenticité. Comme la Genèse pour ce qui est de la Bible hébraïque, le livre de Matthieu pour le Nouveau Testament en constitue la magistrale introduction.


Introduction de la André Chouraqui

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