Les discours des prophètes ont été les chefs-d’œuvre de ce qu’on appelle en littérature le genre oratoire ; les Lamentations de Jérémie peuvent être considérées comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus parfait dans le genre élégiaque. Le livre ainsi nommé comprend cinq complaintes, qui ont pour sujet la ruine de Jérusalem et la destruction du peuple de Dieu par le roi des Babyloniens, Nébucadnetsar. Les Hébreux nomment ce livre Eca, terme qui signifie : Comment, parce que c’est par ce mot que commence le premier chant ; comparez aussi le commencement des second et quatrième chants (Chapitres 2 et 4). C’est un usage juif de nommer les livres d’après le mot ou d’après le sujet initial. Les traducteurs grecs (les LXX) ont appelé le livre qui nous occupe Thrênoi, c’est-à-dire chants funèbres ; la version latine (Vulgate) lui a donné le nom de Lamentationes, qui a passé dans notre langue. Chez les rabbins, il est souvent appelé Kinoth, c’est-à-dire complaintes. Ce nom est appliqué, 2 Samuel 1.17, à l’élégie composée par David sur la mort de Saül et de Jonathan, et 2 Chroniques 35.25, au chant funèbre que composa Jérémie sur la fin tragique du roi Josias. Ce prophète emploie lui-même plusieurs fois ce terme dans le livre de ses prophéties ; comparez 7.29 ; 9.10, 20. Ces passages prouvent que dès les temps les plus anciens c’était l’usage d’employer la forme poétique pour exprimer les grandes douleurs nationales.
Le livre des Lamentations avait sans doute primitivement sa place dans le Canon hébreu immédiatement après le livre des prophéties de Jérémie. C’est là qu’il est placé dans la version des LXX, et des témoignages de plusieurs Pères de l’Église semblent attester cet arrangement. S’il en est ainsi, ce sont les rabbins postérieurs qui, probablement dans un but liturgique, l’ont détaché du livre de Jérémie pour le réunir aux livres de Ruth, du Cantique des Cantiques, de l’Ecclésiaste et d’Esther, et former ainsi le recueil des Cinq rouleaux qui fait partie des Hagiographes (voir l’introduction générale).
Nous avons indiqué sommairement le sujet de ces cinq complaintes. Quoiqu’elles traitent toutes au fond le même thème, il est aisé cependant de découvrir entre elles des nuances et une certaine gradation. Dans la première, le poète pleure sur le fait déchirant pour tout cœur israélite de la ruine de Jérusalem. Dans la seconde, il trace le tableau de la cité de Dieu en ruines, et il montre dans la juste colère divine la raison de ce châtiment. Dans la troisième, l’auteur, comme représentant de l’Israël fidèle, médite sur cette dispensation extraordinaire. Soumission au saint jugement de Dieu, confiance en son inépuisable miséricorde, tels sont les sentiments que fait naître en lui cette heure de profond recueillement. Dans les deux premiers chants, sa douleur paraissait rester sans consolation ; avec le troisième, la clarté commence à luire dans son cœur ; la plainte aboutit à une filiale prière. C’est certainement ici, dans l’intention de l’auteur, le point culminant du livre entier. Au chapitre quatrième, l’auteur se replonge dans le souvenir de toutes les horreurs de ce siège par lequel la population de la ville sainte a dû passer. Enfin, dans le cinquième, il décrit la misère actuelle des habitants du pays à la suite de la conquête.
Pour la forme, comme pour le fond, ces cinq élégies ont des caractères à la fois semblables et différents. Elles sont composées de 22 strophes chacune ; c’est le nombre des lettres de l’alphabet hébreu. Et de plus, dans les quatre premières, chaque strophe commence par une lettre différente placée d’après son rang alphabétique. Mais voici la variété introduite par le poète : dans les deux premiers chants, une strophe est composée de trois propositions parallèles, exprimant à peu près la même idée et ne formant toutes trois qu’un même verset. Dans le troisième, le rythme est plus compliqué. La strophe comprend trois versets composés chacun de deux propositions parallèles, et chacun de ces trois versets commence par la même lettre de l’alphabet que la strophe elle-même. Cette troisième élégie renferme ainsi 66 versets (22 x 3), au lieu de 22. Par cette richesse plus grande et cette ordonnance plus soignée, l’auteur a signalé ce chant comme le faîte du poème. Dans le quatrième chapitre, il revient au rythme des deux premiers, mais en ne donnant à chaque verset que deux propositions parallèles au lieu de trois ; enfin, dans le dernier, il revient presque au langage poétique ordinaire en abandonnant la forme alphabétique, dont il ne reste plus, comme dernière trace, que le nombre de 22 strophes. Ce rythme alphabétique peut paraître bien artificiel dans un poème destiné à exprimer une profonde douleur. Mais il se retrouve dans plusieurs psaumes, principalement dans ceux qui ont un but didactique, par exemple 25, 34, 11, 112, 119. Il devait sans doute servir de soutien à la mémoire pour ceux qui voulaient graver le poème dans leur cœur. Dans des compositions de ce genre, où un sentiment unique et profond domine l’âme du poète, les pensées sont puisées chacune immédiatement dans le sentiment qui inspire l’ensemble, plutôt qu’elles ne se lient logiquement chacune à la précédente et à la suivante. Sans le soutien extérieur du rythme alphabétique, la mémorisation serait donc très difficile.
La tradition juive attribue ce poème à Jérémie. On lit en tête des Lamentations dans la version des LXX la note suivante : « Et il arriva, après qu’Israël eut été emmené en captivité et que Jérusalem eut été dévastée, que Jérémie s’assit en pleurant et prononça cette complainte sur Jérusalem, et dit… ». Nous n’insisterons pas sur les traits secondaires de ce tableau, qui peuvent être simple affaire d’imagination ; mais cette indication si précise de l’auteur paraît provenir d’une tradition positive. L’historien Josèphe, qui était de Palestine, dit (Antiquités judaïques X, 5) que « Jérémie composa pour les funérailles du roi Josias une complainte qui a été conservée jusqu’à ce jour ». Il est bien évident que ces derniers mots se rapportent au livre des Lamentations et que Josèphe s’est trompé en lui donnant pour sujet la mort de Josias et la prise de Jérusalem qui suivit cette catastrophe. Mais cette parole n’en prouve pas moins que la tradition juive attribuait ce poème à Jérémie. Nous retrouvons d’ailleurs cette même donnée dans d’autres écrits juifs assez anciens (le Targoum de Jonathan, et le Baba-Bathra). Plusieurs modernes contestent la vérité de cette tradition et attribuent notre poème à quelque disciple de Jérémie ou à Baruc, son secrétaire. On allègue de prétendues contradictions entre les Lamentations et le livre des prophéties de Jérémie ; puis deux ou trois passages où l’on croit trouver une imitation du livre d’Ézéchiel, ce qui obligerait à considérer les Lamentations comme composées postérieurement à celui-ci ; enfin l’absence de certaines expressions familières à Jérémie. Aucune de ces raisons ne suffit pour fonder une conviction opposée à la tradition. Il est aisé de montrer que les contradictions alléguées n’existent point (voir à 5.7, par exemple) ; que les prétendues imitations d’Ézéchiel, par exemple 2.14 (comparez Ézéchiel 12.24) et 2.15 (comparez Ézéchiel 27.3), ne sont que des coïncidences d’expressions toutes naturelles, et enfin que l’absence dans notre écrit de quelques expressions dont aime à se servir Jérémie, est abondamment compensée par la conformité générale bien évidente des sentiments et du langage dans les deux livres. On trouve dans les Lamentations plusieurs des expressions favorites du prophète, ainsi que des allusions très distinctes aux circonstances de son ministère.
Il est plus difficile de se prononcer sur le moment précis où l’auteur a composé cet admirable poème. Serait-ce, comme on le dit souvent, sur les ruines encore fumantes de la ville sainte, avant le départ des Juifs et de Jérémie pour l’Égypte ? Nous avons peine à croire qu’une œuvre d’art d’un travail aussi soigné et même compliqué ait été composée dans des circonstances si agitées et si difficiles. Encore moins pourrions-nous en placer, avec plusieurs, la composition dans le mois qui s’écoula entre la prise de Jérusalem et la destruction de la ville. Ce n’est qu’à une certaine distance des faits que l’on peut les contempler poétiquement et les décrire avec toutes les ressources de l’art. Il faut se garder de trouver un présent réel dans des tableaux qui n’ont pour le poète qu’une actualité idéale. Si Jérémie est bien l’auteur du poème, il nous paraît qu’il ne peut l’avoir composé qu’après être arrivé en un lieu de repos, ainsi durant son séjour en Égypte, peu avant sa mort.
Lors même que les Lamentations de Jérémie ne contiennent pas de prophéties proprement dites, ce livre n’en appartient pas moins au ministère prophétique de ce serviteur de Dieu. Il avait tout fait, tout souffert pour prévenir le châtiment divin. Après que la verge avait frappé, son œuvre n’était pas achevée. Il lui restait à montrer à la partie épargnée et fidèle d’Israël comment elle devait courber la tête sous le jugement et, par l’aveu de ses fautes et l’espérance du relèvement, donner gloire à la fois à la justice et à la miséricorde divines. C’est ce que fait le prophète par sa parole et par son exemple. Le grand deuil national, ainsi transformé en prière, devenait la vraie, la salutaire préparation du rétablissement. En Dieu, on ne pleure pas seulement pour pleurer, mais pour se relever.
Jamais le patriotisme n’apparut sous une forme à la fois plus ferme et plus tendre que dans ce poème. On voit bien ici que celui-là seul aime véritablement sa patrie, qui aime Dieu par-dessus tout, et qui aime par conséquent son peuple pour Dieu. C’est cet amour saint qui a fait de Jérémie à la fois le plus pessimiste et le plus optimiste des patriotes, puisque, ne s’étant pas fait illusion un instant sur la certitude de la catastrophe imminente, il n’a pas désespéré un instant non plus de la toute-puissance du secours divin. Nous nous séparons de lui avec ce vous : que toutes nos douleurs deviennent fécondes comme les siennes.