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À quatre reprises l’auteur de ce livre se désigne sous le nom de Iôannès, et il est identifié avec l’apôtre Jean par une tradition dont le plus ancien témoin est saint Justin, vers 150. Cependant, dès le IIIe siècle, cette paternité est contestée si vigoureusement que l’Église d’Orient hésite à inclure l’Apocalypse au nombre des livres canoniques. Quant à la critique biblique, elle enseigne que le quatrième évangile et les lettres d’une part et l’Apocalypse d’autre part ne sauraient être de la même main, du moins dans leur forme actuelle. M. E. Boismard les attribue cependant à une même école de pensée qui s’origine en l’apôtre Iohanân (Jean).

La même incertitude demeure pour la date de cet écrit. Il appartient de toute évidence à la littérature apocalyptique, qui compte quelque cent cinquante textes chrétiens et de nombreux écrits juifs. Ils décrivent « les secrets des ciels et de la terre » dans le style énigmatique des « hommes de la dernière génération ». Le mot « apocalypse », transcrit du grec apocalypsis, n’a d’ailleurs pas le sens, qu’il a fini par prendre en français et dans d’autres langues, de catastrophe redoutable. Il traduit constamment en grec, sous ses formes différentes, l’hébreu gala, « découvrir ». Dans le Pentateuque, il est souvent employé pour désigner l’acte de découvrir le sexe d’un homme ou d’une femme, ou encore le découvrement de l’oreille ou des yeux devant un secret ou un mystère aussi cachés que le sexe d’une personne. IHVH-Adonaï peut être l’agent de ce découvrement. Ici, il s’agit du découvrement de Iéshoua‘, le messie, signifié par un messager de IHVH-Adonaï à son serviteur Iohanân (1,1), qui le reçoit dans une inspiration surnaturelle, neboua, dans une contemplation, hazôn.

On a supposé que ce texte fut conçu entre les règnes de Claude (41-54) et de Trajan (98-117) : c’est dire l’étendue des doutes qui règnent en la matière. John A. T. Robinson, fidèle à sa datation générale des livres du Nouveau Testament, opte pour la fin de l’année 68, quelques mois avant la destruction du Temple de Jérusalem par Titus, le 9 Ab 70 : un tel événement n’aurait pu s’être passé sans laisser de trace dans un texte de cette nature.

Le livre de Daniél, qui scelle le canon de la Bible hébraïque, y introduit le style apocalyptique qui devait proliférer à la mesure des épreuves d’Israël. L’eschatologie est le thème dominant de cette littérature où la fin du monde est conçue comme un événement cosmique certain : il résultera de l’affrontement final des justes, les fils de la Lumière, et des criminels, les fils des Ténèbres. Le salut d’Israël, écrasé par les empires qui consomment sa perte, sera l'œuvre de IHVH-Adonaï Elohîms et de son messie. Cette certitude, évidente pour les Hébreux mais insupportable à leurs ennemis, ne peut s’exprimer que dans un style qui soit incompréhensible à ces derniers. L’obscurité voulue de ce genre littéraire deviendrait impénétrable si on l’arrachait à son contexte historique et à son substrat sémitique.

Un fait central, rarement mis en relief par les exégètes, explique la prolifération de cette littérature dans les siècles qui entourent la naissance du Christ : aucun écrit ne pouvait circuler sans risque s’il n’avait l’approbation au moins tacite des polices de l’empire.

Cette pratique est appliquée avec la plus grande rigueur dans les pays conquis : ce n’était pas seulement l’impiété ou le blasphème mais la simple critique contre l’Empire qui sont sévèrement châtiés. Est-ce que ces faits n’expliquent pas, à eux seuls, maintes affirmations et maints silences du Nouveau Testament qui resteraient incompréhensibles sans cette écrasante évidence ? On parle avec prudence quand on s’exprime clairement et l’on exprime le fond de sa pensée quand on emploie, de préférence en hébreu ou en araméen, le style apocalyptique que les vainqueurs ne pouvaient comprendre ni réprimer.

Nous sommes ainsi devant un langage à clés ­ et dont les clés sont le plus souvent perdues pour nous.

En fait, ce genre littéraire qui marie l’eschatologie à la politique est un phénomène typiquement hébraïque, né au confluent d’une situation politique déterminée et d’une dialectique qui oppose, sur la scène de l’histoire, le royaume du messie à l’empire du prince de ce monde. Ce que les Évangiles, les Actes et les Lettres ne peuvent dire ouvertement, l’Apocalypse le crie en images éclatantes de vie et de mouvement, en des scènes hautes en couleurs : le visionnaire qui nous parle décrit aussi sobrement qu’il le peut l’exubérante contemplation qui le hante.

D’innombrables analyses ont été écrites afin de déceler le plan de l'œuvre. Notons-en du moins les thèmes principaux  :

  1. Titre du livre ; salutations aux sept Églises (1,1-8).
  2. Lettres aux sept communautés (1,9-3,22).
  3. Les visions prophétiques (4,1-11,19) :
    1. le trône de IHVH-Adonaï (4,1-11) ;
    2. le livre scellé est remis à l’agneau (5,1-14) ;
    3. l’ouverture des sceaux (6,1-8,6) ;
    4. les sept shophars (8,7-11,19).
  4. Le procès du salut (12,1-22,5) :
    1. la femme et le dragon (12,1-18) ;
    2. les deux bêtes (13,1-18) ;
    3. l’agneau et ses compagnons (14,1-5) ;
    4. l’heure du jugement (14,6-19,10) ;
    5. la victoire finale sur les bêtes (19,11-21) ;
    6. le règne de mille ans ; la victoire sur le dragon (20,1-10) ;
    7. le jugement dernier (20,11-15) ;
    8. la nouvelle Jérusalem (21,1-22,15) ;
    9. épilogue (22,16).

Il est cependant possible d’analyser l'œuvre de maintes autres manières en tenant compte, par exemple, des sources qu’on lui suppose. À vrai dire, un texte de cette nature ne saurait être disséqué avec les exigences d’une logique formelle : notre scalpel le tuerait. Jacques Ellul l’a bien compris : renonçant à découper ce texte en tranches mortes, il nous fait sentir les rythmes de son « architecture en mouvement ». Jean semble voir se dérouler le procès d’un salut universel dont il nous décrit les scènes et les actes principaux. Il le fait en déployant les ressources de sa science de lettré formé à toutes les disciplines de l’exégèse hébraïque : à n’en pas douter l’auteur est un fils d’Israël si familiarisé avec les Écritures que celles-ci, même quand il ne les cite pas explicitement, viennent tout naturellement sous sa plume.

Plus de la moitié de ses réminiscences proviennent de textes de la Genèse, de l’Exode, d’Isaïe, d’Ézéchiel, de Zacharie, des Psaumes et de Daniel, ce dernier livre étant le plus fréquemment cité. L’auteur, comme souvent les rabbis, donne une interprétation créatrice de textes qui prennent une signification renouvelée dans son regard de visionnaire : ainsi s’inspire-t-il visiblement du récit des plaies d’Égypte pour décrire les fléaux déchaînés par les sept shophars et les sept coupes. Mais Jean adapte les symboles qu’il puise dans la Bible à sa vision personnelle : l’idée du Messie de gloire n’a évidemment aucun précédent dans la Bible hébraïque.

Lire l’Apocalypse comme une musique, certes, mais comment l’interpréter? Qu’a voulu dire l’auteur avec des avalanches de symboles, une pluie de nombres qui inscrivent leur mystère aux pôles d’un univers menacé de disparition, dans la danse effrénée de bêtes mythiques, de prostituées triomphantes, sous le regard de l’ancien des jours et d’un messie de gloire qui attend l’heure de son triomphe pour établir son règne sur la nouvelle Jérusalem ?

À un premier niveau, l’exégète voit dans le texte de l’Apocalypse le reflet des réalités politiques et religieuses du temps où l'œuvre fut rédigée, sans référence à l’avenir, même si l’auteur semble prophétiser. Un second niveau de lecture préfère adopter une interprétation prophétique, l’auteur révèle l’avenir, depuis le temps où il écrit jusqu’à la fin du monde. Une troisième voie est frayée par les exégètes futuristes qui voient dans l’Apocalypse un guide précis d’événements qui ne surviendront qu’à la fin du monde. Enfin l’approche mystique et poétique de ce texte innombrable y voit essentiellement un poème célébrant le triomphe certain de IHVH-Adonaï Elohîms et de son messie sur les forces du mal.

Quel que soit le parti retenu par le lecteur, qu’il sache qu’aucune des voies choisies ne saurait épuiser le mystère d’un texte qui nourrit depuis deux millénaires la pensée mystique de la chrétienté. Mais ce serait faire fausse route que de négliger le contexte historique et le substrat sémitique dans lesquels l’Apocalypse est née. Nous sommes de toute évidence en présence d’un texte polémique écrit dans les années les plus troublées de l’histoire d’Israël ; d’où l’extrême violence de ses invectives dirigées contre Babél, c’est-à-dire Rome, puissance païenne et impérialiste, décrite sous l’aspect de bêtes mythiques terrifiantes.

Comme Daniel, Jean écrit son œuvre pour ranimer la vaillance des fils de la lumière, menacés par les déploiements de la persécution. Du temps de Daniel, l’ennemi était l’hellénisme païen. Pour Jean, c’est l’Empire romain qui impose à l’Asie le culte de Rome et d’un empereur divinisé. La loi exigeait en effet qu’un sacrifice fût offert devant la statue de l’empereur, désigné comme « seigneur ».

Toute l’Apocalypse annonce comme certaine la fin de l’Empire et le triomphe de la nouvelle Jérusalem. La vision mystique traduit bien le rêve d’hommes écrasés par les tragiques réalités historiques qu’ils subissent ou qu’ils pressentent : ils projettent dans un inaccessible avenir la réalisation de l’utopie prophétique, celle d’une terre nouvelle, de ciels neufs et d’un homme nouveau.

Écrit voici près de vingt siècles ; ce texte ne cesse de parler à tous les temps, puisque tous les temps voient réapparaître sur la scène de l’histoire les protagonistes d’un drame en vérité universel. La bête représente, à coup sûr, l’Empire romain, mais elle est aussi le symbole de toutes les puissances de mort qui menacent de siècle en siècle la vie ou la survie de l’humanité. L’Apocalypse, au-delà de son sens historique, a une valeur permanente dans sa dénonciation de la Bête et de ses œuvres, dans l’espérance de la libération et du triomphe d’une humanité régénérée sous les regards de IHVH-Adonaï Elohîms et de son messie ; la mort sera vaincue, éteint le feu du Shéol, au réveil et au relèvement de tous les morts, dans l’essor de l’homme nouveau.


Introduction André Chouraqui

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